Je commence franchement à comprendre pourquoi, petit, j'aimais pas les vieux.
Quelque soit le sujet de conversation, l'anecdote qui tue, la réflexion qui lénifie, le "d'ailleurs, moi, à l'époque…" qui suinte.


Non, je te dis ça, parce que je viens de fermer un merveilleux bouquin se passant en Irlande du Nord.
Et d'ailleurs, moi, à l'époque… j'ai vécu en Irlande du Nord.


Trois semaines.


Et là, tu te dis (je te connais): "oh putain l'autre, non seulement il est vioque mais en plus mytho.
Ok, il a été en vacances en Ulster, la belle affaire".


Ben non. J'ai y vécu. En deux mots je vais t'expliquer pourquoi, et surtout -c'est au fond le but de tout ceci- comment ce livre m'a naturellement remué quelques tripes.
(si mes considérations introductives t'assomment ou si tu veux directement savoir ce que je pense du livre, tu peux te jeter sans attendre sur les trois derniers paragraphes de ce pensum).


Au terme d'une première année estudiantine libre et fantasque, deux petits camarades, ma copine et moi-même partons faire le tour de l'Irlande en un mois, avec pubs campagnards et campings sauvages pour tout programme. Initié à Marseille, le périple précipitera la vieillesse de ma vieille guimbarde à quatre roues, dont le frein à main est un souvenir, dont la vitre côté conducteur ne cesse de tomber abruptement, et dont le capot de moteur prend la fâcheuse habitude de s'ouvrir seul dès que les 100km/h sont dépassés. Nous venons de franchir le milieu des années 80, et un truc saugrenu comme le contrôle technique n'a pas encore été inventé.


Inutile de le préciser, le séjour fut aussi épique qu'intense, et a laissé dans nos quatre mémoires des souvenirs indélébiles que nous sommes capables de ressasser plus de 30 ans après (je peux faire un quart d'heure sur notre seule première journée pour tout te dire. Offre-moi une bière -brune- et tu verras).
Séjour si marquant que l'un d'entre nous, en permission au milieu d'un service militaire encore virulent et effectif, décide de revenir habiter dans ce pays de lutins et de Ale tiède dès que l'armée le laissera tranquille, six mois plus tard. Il compte pour cela s'appuyer sur les fulgurantes mais solides relations établies lors de cette traversée estivale.
Et en effet, au cours du mois de janvier de l'année suivante, il profite des 8 mois de liberté qui le séparent de la reprise de ses études pour s'embarquer vers l'Irlande. Deux filles rencontrées en Ulster lui avaient promis le gite et le couvert lors de son arrivée. La vie étant ce qu'elle est, il ne les retrouvera jamais (le téléphone portable étant aussi opérationnel que les contrôles techniques). Il échoue donc à Cookstown (prends une carte de l'Irlande du nord, vise Belfast, contourne le lac qui la borde et tu tombes sur la ville en question), devient plongeur dans un hôtel, et ne tarde pas à hériter d'une grand-mère adoptive de 70 ans qui travaille au même endroit que lui, et ne peut rapidement pas supporter que le gamin se contente des quatre murs et du toit de l'appartement qu'il vient de louer: très rapidement, elle lui fournit draps et couvertures, prête sa télé et lui amène à manger régulièrement.
Une irlandaise typique, quoi.
Cookstown, c'est globalement une grande rue principale cernée par deux check-points garnis de militaires armés jusqu'au dent auprès de qui il faut montrer patte-blanche à chaque passage, une post-office en perpétuelle reconstruction car ayant un peu de mal à supporter les réguliers attentats à la bombe, et des nuées incessantes d'hélicoptères qui survolent les habitants endormis, chaque nuit.
Il y passera un an.


L'été suivant, avec le troisième larron de la virée inaugurale, nous venons le rejoindre. Trois semaines qui ne ressemblèrent que peu à des vacances. Au cœur de la population locale, nous pûmes profiter pleinement des relations établies par l'émigrant. Être présentés à des ex-membres plus ou moins repentis de l'IRA (cette photo de ce viel activiste ridé devant sa Remington, que ne donnerais-je pour la revoir !), goûter le potcheen, whisky local de contrebande dont la légende veut qu'il approche les 90° (l'Irlandais, on va y revenir, a de nombreux points communs avec le Marseillais, par sa capacité à la violence, à l'humour, et jusque dans l'exagération) ou surtout, surtout, y passer des soirées stupéfiantes dans les quelques pubs locaux dont une des traditions les plus fatigantes étaient que chacun payait sa tournée jusqu'à ce que le débit de boisson ferme. C'est ainsi qu'un soir je rentrais littéralement (mais littéralement) à quatre pattes après m'être arrêté de compter autour de 13 pintes.


C'est donc ce mélange curieux (trois semaines immergés dans une petite ville de 10.000 habitants sans trop en sortir - pas ou peu de moyens de locomotion-, pays considéré comme en état de guerre, l'un d'entre nous considéré comme un local -et en Irlande, il n'en faut pas beaucoup pour parvenir à ce statut-) qui fit de cette période quelque chose ressemblant très peu à des vacances tout en étant radicalement dépaysant.


Et donc Eureka Street. 10 ans plus tard, 40 bornes à l'est (à vol d'oiseau).
Dire que le constat global de Robert McLiam Wilson sonne juste et fait résonner de curieux tintements en moi est un doux euphémisme.


Le truc immédiatement parfait dans ce bouquin est le détachement placide des personnages par rapport à l'intensité dramatique attendue, conférée au lieu et à l'époque. Vivre à Belfast ou n'importe quelle ville à la réputation sulfureuse (dont Marseille peut faire partie si j'en juge par les réactions auxquelles j'assiste parfois, de la part "d'étrangers", quand je parle de la ville où je travaillais il y a encore peu) n'implique pas une tension de tous les instants et un qui-vive attaquant les nerfs. Au contraire, vivre étant un truc relativement inévitable et addictif, les pare-feux naturels se développent: ils s'appellent l'humour, le recul et fatalisme. Trois ingrédients qui te sautent à la gorge dès les premières pages du récit.
En ce sens, Robert McLiam Wilson a parfaitement capté quelque chose d'essentiel; c'est aussi drôle que délicatement désespéré.


Les personnages, parlons-en. Passer du "je" au "il" d'un chapitre à l'autre pouvait s'avérer calmement casse-gueule. Miracle, ça marche, et plutôt très bien. La faute à des gars et des filles pleins d'un humanisme simple et essentiel, dont les péripéties et les problèmes inutiles mais inévitables nous font d'autant plus rire qu'ils ressemblent, en version réduite, aux pantomimes désolantes de ceux-là même qui contribuent à rendre leur existence impossible, à coup d'actes monstrueux au nom de principes qui n'ont que très peu de rapports avec la réalité de coexistences, dans de petites rues sordides, de communautés qui n'ont fondamentalement rien à se reprocher, si ce n'est une pauvreté endémique et humiliante.


Mais tout ceci ne serait peut-être rien si le cœur du livre n'était pas soudain occupé par quelques pages foudroyantes qui écartèlent et font voler en éclat un récit jusque là presque trop calme et douillet. Ça déboule sans crier gare, comme précisément l'attentat qui est décrit, une irruption d'absurdité dans un quotidien fait d'habitudes et de hasards. Un quotidien jusque là épargné qui contribuait stupidement à faire croire à une forme d'immortalité.
Ces pages sont d'autant plus fracassantes et stupéfiantes qu'elles décrivent avec une sublime acuité les différentes façons de subir, assimiler et commenter un moment aussi inacceptable. Un attentat étant aussi viscéralement ignoble et inhumain quelque soit l'époque ou celui qui le perpétue, je te laisse imaginer à que point le lire aujourd'hui reste abyssalement stupéfiant.


Eureka Street, c'est donc tout ça. Un texte simple et essentiel, chaleureux et glaçant, gorgé à pleines pages d'humour décalé et de contradictions inextricables. Ou le parfait macho bourru peut faire preuve de la finesse la plus délicate et où la fanatique politique assoiffée d'absolu peut se révéler comme l'ultime bouée de sauvetage. Un truc terriblement irlandais, en somme.

guyness
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le 5 févr. 2017

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