Folcoche
6.7
Folcoche

livre de Emilie Lanez (2025)

L’effet d’annonce, ce vieux procédé qui fonctionne encore à tous les coups, est particulièrement prometteur. Pensez donc: il s’agit rien de moins que de déconstruire (c’est dans l’air du temps) un mythe littéraire ancré dans la mémoire de quasiment tous les collégiens français de l’après-guerre et, mieux encore, de démolir l’image de son concepteur, écrivain populaire autant que respecté, président de l’Académie Goncourt pendant plus de vingt ans, dont, sinon le talent, du moins la sincérité se trouve prise en défaut. Imposture, supercherie , matricide  littéraire : il  serait grand-temps d’exhumer un passé bien peu glorieux soigneusement enterré sous les honneurs et de réhabiliter la mémoire de la mère la plus haïe de la littérature française. 


Dès les premières pages, je suis perplexe : Émilie Lanez assure dans le même paragraphe ne pas vouloir se lancer dans « un plaidoyer » tout en jouant « l’avocat de la défense » de la mère prétendument dénaturée, si injustement condamnée par le tribunal littéraire. La nuance me paraît infime. Qu’on se rassure cependant: il ne sera pas question dans ce récit de plaidoirie larmoyante mais plutôt d’un implacable réquisitoire. 


Car oui, il s’agit bien ici d’un récit, d’un narratif certes dûment documenté mais qui est bien loin de l’enquête méthodique et objective que je m’imaginais en droit d’attendre. Un récit dont je ne remets nullement en doute les sources sur lesquelles il s’appuie mais dont la force argumentaire se trouve grandement affaiblie par trop de spéculations, de procès d’intention, de tentations psychologisantes. Avec, en toile de fond, cette affirmation pour le moins étonnante : « Pour camoufler ses délits, et s’en dédouaner, Jean Hervé-Bazin a construit une œuvre. » Une trentaine d’ouvrages qui ne seraient que le fruit d’un talent de faussaire ? 


Madame Hervé Bazin, née Paule Guilloteaux n’est peut-être pas la terrible Folcoche de Vipère au poing, on peine cependant à discerner les quelques tendresses que Lanez cherche en vain chez la mère de Jean, vrai prénom de l’écrivain. Certes, Paule, enfant mal aimée elle-même ne pouvait sans doute pas offrir ce qu’elle n’avait pas connu, il n’empêche qu’on peut difficilement imaginer mère moins aimante. Elle n’est pas la seule responsable de toutes les privations qu’elle fait subir à ses fils: les problèmes financiers de la famille sont bien réels, Jacques Hervé-Bazin peinant la plupart du temps à assurer le bien-être familial. N’empêche : les têtes rasées, les pantalons courts en toute saison, la paille dans les sabots, les punitions, tout cela n’appartient pas à la légende. C’est vrai, le sadisme pas plus que la haine ne sont avérés chez cette femme gauche et maladroite, aux manières brusques, championne de l’économie tant matérielle qu’affective. Il reste que la vie de Jean et de ses deux frères n’était sûrement pas un jardin de roses.


Si le plaidoyer en faveur de Paule-Folcoche s’avère quelque peu décevant, le réquisitoire envers son rejeton le plus rebelle ne manque pas, lui, de faire mouche. Un portrait au vitriol qui met à nu quinze années gommées de la biographie officielle de l’auteur. Cambriolages, notamment dans la maison paternelle, vols, fabrique de faux papiers, séduction de mineures, escroqueries aux PTT et j’en passe: on reste pantois en apprenant que bien avant le scandale provoqué par son premier roman, l’auteur défrayait la chronique et couvrait de honte son patronyme. Les séjours en institution psychiatrique alternent avec les évasions, les faux repentirs, les passages par la case prison. Cette « vie de bamboche, de délinquance et de folie »  jette non seulement l’opprobre sur une famille des plus respectées de la région, elle constitue également une menace pour l’héritage familial. Aussi le jeune homme est-il frappé d’incapacité et soumis à la tutelle d’un administrateur judiciaire.  C’est l’écriture qui finit par le sauver, mais pas de la manière qu’on pourrait espérer. Plus qu’une rédemption, elle serait avant tout une arme aux mains d’un fils assoiffé de vengeance. Vipère au poing serait ainsi le premier acte d’un chantage diabolique destiné à faire lever l’interdiction judiciaire qui le frappe. Celui qui va désormais connaître la gloire littéraire, les honneurs et la consécration de ses pairs a tout d’abord obtenu le succès pour avoir vilipendé sa famille, symbole d’une bourgeoisie qu’il dit détester. Le grand homme en vient même à s’inventer un passé dans la  Résistance qu’il ne peut matériellement pas avoir rejointe vu qu’il était incarcéré à l’époque supposée de ses actes de bravoure. C’est pousser un peu trop loin de bouchon de l’imposture, on en conviendra aisément. 


Donc, Hervé Bazin a menti. Il a également cadenassé sa légende, fait effacer son casier judiciaire, disparaître des documents compromettants. Certes, être soi-même convaincu d’une telle hypocrisie alors qu’on a construit son œuvre sur la détestation de ce même vice est plutôt ironique. De ce point de vue, il n’était n’est sans doute pas plus mal que la vérité soit rétablie. La question étant de savoir jusqu’à quel point elle l’est vraiment. 


Enfant mal aimé, l’auteur l’a été sans qu’il soit possible d’en douter. Qu’il ait travesti des pans entiers de son existence est tout aussi certain. Mais de là à crier au meurtre littéraire, il y a un pas que j’aurais hésité à franchir. Qui peut affirmer que sous des aspects certes outranciers et caricaturaux ne se cachent pas dans le premier roman de Bazin une haine et une révolte authentiques, celle d’un adolescent qui avait connu une enfance paisible auprès de sa grand-mère paternelle et se retrouve tout à coup confronté à une inconnue qui ne lui manifeste aucune tendresse, lui faisant subir toutes sortes de privations?  Pourquoi serait-il le seul manipulateur dans cette histoire ? Ces grandes familles bourgeoises qui usaient de tous les moyens possibles pour contraindre les brebis galeuses ne l’étaient-elles pas tout autant? Lanez s’évertue, à coup de et si et de peut-être, à présenter ses proches sous leur meilleur jour. Quelques exemples: Il est permis de supposer que les malheureux parents ont choisi le meilleur centre psychiatrique pour y interner leur fils, peut-être même s’en sont-ils ouverts au grand-père sénateur le priant de les aider à trouver pour son petit-fils une psychiatrie de pointe. Pures spéculations. Quant à ces lettres bouleversantes sollicitant l’aide des autorités dans lesquelles Jacques s’évertue à expliquer que son fils n’y est pour rien, qu’il souffre d’un dérangement, qu’il a besoin de docteurs,  prouvent-elles réellement que jamais ils n’ont abandonné leur enfant? Ne pourrait-on pas tout aussi bien y déceler une manœuvre pour tenter de minimiser la responsabilité pénale de leur indigne rejeton et préserver au moins en partie la respectabilité d’une famille qui se serait prétendument sacrifiée pour le laisser triompher?


J’aurais aimé qu’Émilie Lanez s’en tienne à exposer sans parti pris les résultats d’une intéressante et minutieuse enquête. Mais sa détestation de l’écrivain finit par l’emporter sur l’objectivité qu’on est en droit d’attendre et transparaît à chaque fois qu’il en est question: il est tour à tour grossier, odieux, misogyne, un être à la méchanceté sans limite, un mystificateur amputé de sentiments. Alors, certes, elle n’a pas tout faux, loin de là, mais les faits, les écrits parlent d’eux-mêmes sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter une couche. Ce ton vindicatif, je ne l’ai pas apprécié. Pour finir, l’écrivain mythomane est accusé de ne pas avoir mis son talent au service d’un récit plus fidèle. Mais fidèle à quoi au juste? Aux faits eux-mêmes (pourquoi, d’ailleurs, y serait-il contraint?) ou à  une reconstruction érigée en vérité absolue et qui peine parfois à convaincre ? Plus encore que les préjugés et les biais cognitifs qui  sous-tendent cette relecture, ce qui me gêne le plus, c’est de constater à quel point la critique historique et littéraire peut aujourd’hui se muer en leçon de morale sans que cela ne gêne personne. L’air du temps, comme je vous le disais…

No_Hell
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