George Dandin n’est ni la meilleure ni la pire pièce de Molière, et contrairement à certains critiques qui voudraient la voir représentée – et éditée – telle qu’à la première, c’est-à-dire dans les jardins de Versailles et entremêlée de pastorale, je persiste à penser qu’elle y gagne à être débarrassée des oripeaux en peau de mouton.
C’est Angélique qui résume l’intrigue à Clitandre (acte III, scène 5) : « pensez-vous qu’on soit capable d’aimer de certains maris qu’il y a ? On les prend, parce qu’on ne s’en peut défendre, et que l’on dépend de parents qui n’ont des yeux que pour le bien ; mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque bien de les considérer au-delà de ce qu’ils méritent. » Et c’est Monsieur de Sotenville qui bouche l’autre issue du tunnel : « Ma fille, de semblables séparations ne se font point sans grand scandale, et vous devez vous montrer plus sage que lui, et patienter encore une fois. » (III, 7). Dans ces conditions, le personnage dont la pièce tire son titre n’a plus que ses yeux pour pleurer, et que lui-même à qui se plaindre : « lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau la tête la première. » (III, 8).
Première possibilité offerte par la pièce : l’erreur de George Dandin au début de la pièce est de mettre sur le compte de la société ce qui n’est qu’une incompatibilité de personnes – il ne serait pas au goût d’Angélique, peut-être pas assez beau pour elle. On aurait alors la plus cruelle des comédies de caractère – une comédie de physique dont George Dandin serait la victime ? (C’est le choix des mises en scène dans lesquelles le couple est visiblement mal assorti.)
Deuxième possibilité : George Dandin est à peine une comédie, plutôt une tragédie en trois actes sans morts ni destin – c’est-à-dire un drame ? Les soucis de George Dandin sont autant les soucis d’un homme riche que d’un homme amoureux. De fait, c’est à peine une histoire d’amour, c’est une histoire d’humiliation et de mise à l’écart : Clitandre humilie par sa jeunesse décontractée les Sotenville, qui ont humilié leur fille Angélique en la mariant contre son gré à celui que par conséquent elle humiliera… Et au bout du compte, on aurait l’impression que c’est la faute à la société : certaines mises en scène font de George Dandin un cœur pur, peut-être tout ce qu’il y a de pur dans la pièce.
Mais ce qui frappe avant tout, c’est que George Dandin est une guerre des sexes. Avec quelles armes ? Pour les hommes, leur argent, et leur milieu social, l’un des traits de la pièce étant précisément de mettre en relief cette distinction naissante entre classe sociale et richesse : Dandin est un roturier enrichi, Angélique le dernier rejeton d’une famille de nobles ruinés. Clitandre, d’ailleurs, n’invoque jamais que l’amour, alors que l’une des erreurs commises par Dandin est d’appuyer sa jalousie sur les convenances sociales : « le respect que je vous veux dire ne regarde point ma personne : j’entends parler de celui que vous devez à des nœuds aussi vénérables que le sont ceux du mariage » (II, 2), quand bien même il ne maîtrise pas l’ensemble des codes de la société (voir le début de la scène 4 de l’acte I). Son recours fantasmé à la violence (« Il me prend des tentations d’accommoder tout son visage à la compote », dit-il d’Angélique dans la scène 2 de l’acte II), n’est que le signe de son échec social.
De leur côté, les femmes peuvent compter sur leur beauté : « Je ne me scandalise pas qu’on me trouve bien faite, et cela me fait du plaisir », déclare Angélique à Dandin (II, 2), même lorsqu’elles sont pauvres : « Je fais comme les autres », répond Claudine à Lubin quand il lui demande comment elle fait pour être si jolie (II, 1). Qu’elles ne puissent compter, en dernier recours, que sur ce qu’on appellerait aujourd’hui leurs talents d’allumeuses est une autre des injustices montrées par George Dandin. D’ailleurs, si Claudine se range aux côtés de sa maîtresse, alors qu’elle pourrait tout aussi bien faire capoter l’union d’Angélique en s’alliant avec Lubin, c’est par solidarité féminine, la solidarité des opprimées et de celles à qui on ne demande pas leur avis – ce qui interdit, au passage, toute lecture purement sociale de l’œuvre.
À ses charmes, Angélique ajoute un talent rhétorique certain. Son faux suicide n’est qu’un des nombreux avatars de la feinte chez Molière, à classer dans la même catégorie que la guérison finale de Scapin et la fausse conversion de Dom Juan. Mais que pouvait-elle utiliser sinon le mensonge, la dissimulation et le chantage ? Le dernier acte – Dandin triomphant et Angélique prise au piège échangent leurs situations – le montre : la jeune femme ne tend pas de pièges, elle retourne à son avantage ceux qu’on lui a tendus, à seule fin de « ne […] point mourir si jeune » (II, 2).
Au final, Dandin échoue, Angélique échoue, Lubin échoue, Claudine échoue, Clitandre échoue et Colin reste une ombre. Tout pourra recommencer le lendemain. « Il n’y a que nous seuls d’heureux », pourraient dire les parents Sottenville.