Le pays des autres et Regardez-nous danser nous avaient fait vivre la colonisation et les lendemains de l’indépendance marocaine aux côtés de deux générations de la famille Belhaj, inspirée de celle de l’auteur. Ce dernier tome de la trilogie retrace cette fois le parcours de la troisième génération dans les années 1980-1990, au travers de Mia et d’Inès – cette dernière avatar romanesque de Leïla Slimani.
Mia et Inès ont une vingtaine d’années. Pendant que, gynécologue, leur mère Aïcha lutte pour le droit des Marocaines à disposer de leur corps, leur père Mehdi, banquier et haut fonctionnaire, est confronté à la corruption et aux ingérences d’un régime ne supportant ni critique, ni résistance. Emprisonné suite à une accusation calomnieuse, il ne survit pas longtemps à l’ostracisme qui perdure après sa libération, mais met toutes ses forces à convaincre ses filles, amenées à Paris par leurs études, à émigrer sans retour. « Ne reviens pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. (…) Ne transige pas avec la liberté. »
Elles qui, femmes sous un régime patriarcal hautement liberticide, se sentaient déjà morcelées dans leur propre pays alors qu’il leur fallait, comme leurs parents et leurs proches, constamment dissimuler et réserver le fond de leurs pensées au seul cercle intime et familial, connaissent alors une nouvelle forme de solitude et de déchirement, celle de la séparation et de l’exil. Plus que jamais « autres » dans leur patrie d’origine dont, en enfants de notables élevées à la mode française dans des écoles françaises, elles ne maîtrisent d’ailleurs que fort mal la langue, les voilà par mille détails insidieux constamment rappelées en France au statut d’étrangères ayant leur intégration à parfaire.
Pour être mélancolique, le récit sobre et efficace ne perd rien de la force incisive qui caractérise la plume si agréablement déliée de Leïla Slimani. Entre questions identitaires, liens familiaux et déracinement, droits des femmes et liberté, cette envoûtante saga familiale dépasse l’autobiographie pour former une œuvre romanesque habitée, traversée d’un vrai souffle et portée par une réflexion existentielle fine et sensible.
Beaucoup plus intime que les deux autres, ce dernier volet impressionne davantage aussi par le feu qui l’habite, transmis de personnage en personnage dans une polyphonie familiale qui démultiplie focales et perspectives pour mieux rendre compte des différents visages de la réalité. Comment rester soi-même dans l’ouverture et le compromis ? C’est le rapport à l’autre et à la différence qui est tout l’enjeu ici. Coup de coeur.
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