Jane Eyre
7.9
Jane Eyre

livre de Charlotte Brontë (1847)

On y suit Jane Eyre, de sa petite enfance terriblement angoissante et violente, en passant par son adolescence dans un pensionnat, certes austère et non moins violent que sa famille — mais avec des rencontres fondatrices et bienfaisantes tout de même —, jusqu’au début de l’âge adulte où elle prend les fonctions d’institutrice dans un manoir auprès d’une petite fille charmante et très vivante ainsi qu’un personnel d’une affabilité exemplaire. Alors que quelques mois passent et que Jane commence déjà à ressentir une certaine lassitude (elle n’a jamais vu une seule ville!), le maître du domaine revient séjourner dans le manoir tandis que des phénomènes étranges se produisent de plus en plus fréquemment, particulièrement la nuit…


La première centaine de pages m’a beaucoup touchée et m’a fait me rendre compte que l’enfance — particulièrement l’enfance douloureuse puisqu’on ne se refait pas — était un sujet qui me touchait fortement, même en littérature. J’ai beaucoup aimé le caractère bon mais un peu sauvage de la Jane, enfant rejetée malgré tous ses efforts.


L’habitude que j’avais contractée d’humilité, de doute de moi-même, d’abaissement, vint, comme une froide ondée, tomber sur les cendres encore chaudes de ma colère mourante.

Enfant bizarre selon ses propres mots, Jane n’a personne, pas de réel bienfaiteur, rien qu’un ancêtre mort qu’elle ne cesse d’évoquer à son esprit. Un ancêtre, Mr Reed, qu’elle voit comme son protecteur, une entité salvatrice, qui indique déjà une pensée chrétienne et rigoureuse qui vont se développer plus tard chez elle, une pensée d’un au-delà clément dans la mort comme dans la vie. Très vite, l’enfance puis l’adolescence se révèlent de plus en plus étouffantes, sans qu’aucune issue ne semble possible, à moins que Jane ne la crée elle-même.


Même après la jeunesse racontée, Jane — puisque c’est un roman-mémoires fictif — pose un regard très doux, très compréhensif sur les enfants et leur est d’un grand soutien, même adulte.


Mais vous l’aurez déjà compris dans ces premières lignes, mon amour pour ce roman vient largement de mon amour pour cette héroïne qui a un besoin viscéral de s’exprimer et de se révolter contre les injustices. C’est un personnage curieux et si sociable qu’elle ne peut se satisfaire, elle en veut toujours plus :


Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le repos : il leur faut de l’action, et, s’il n’y en a pas autour d’eux, ils en créeront ; des millions sont condamnés à une vie plus tranquille que la mienne, et des millions sont dans une silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans la masse d’êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les femmes généralement calmes : mais les femmes sentent comme les hommes ; elles ont besoin d’exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d’une contrainte trop sévère, d’une immobilité trop absolue. C’est de l’aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu’elles doivent se borner à faire des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des sacs.

Ces dernières remarque et citation ne font qu’introduire au lecteur de ce billet la façon dont Jane possède et défend une forte conscience de classe qu’on retrouve tout le long du roman. De même, on retrouvera sa sensibilité à la condition féminine, toutefois bien plus subtile et bien plus par touches que ce que la critique contemporaine en fera. Dans tous les cas, ces assertions sont porteuses d’un discours qu’on dirait féministe, et, bien qu’il soit présent « plus par touches », ce discours se fait de façon puissante, révélatrice et nouvelle (1847 je rappelle!).


On suppose les femmes généralement calmes : mais les femmes sentent comme les hommes ; elles ont besoin d’exercer leurs facultés, et, comme à leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même que les hommes, elles souffrent d’une contrainte trop sévère, d’une immobilité trop absolue. C’est de l’aveuglement à leurs frères plus heureux de déclarer qu’elles doivent se borner à faire des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des sacs.

Mais ce que j’ai beaucoup admiré c’est la façon dont Jane se montre intègre, raccord avec ses valeurs (qu’on les partage ou non, ça c’est un autre débat) et d’une inflexibilité héroïque, et ce d’autant plus dans les tournants décisifs de sa vie. Elle est aussi d’un amour pour autrui sincère et profondément désintéressé, notamment envers Rochester qui est décrit dès le début comme un homme d’une quarantaine d’années assez laid qui se montre très régulièrement d’une humeur massacrante. Jane croit aussi bien en l’égalité des humains qu’à la justice, sociale comme divine. Elle s’affirme et surtout affirme être noble, sinon de naissance au moins en qualité.


Croyez-vous que je puisse rester en n’étant rien pour vous ? croyez-vous que je sois une automate, une machine qui ne sent rien ? croyez-vous que je souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres et ma goutte d’eau vive jetée de ma coupe ? croyez-vous que, parce que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n’aie ni âme ni cœur ? Et si Dieu m’avait faite belle et riche, j’aurais rendu la séparation aussi rude pour vous qu’elle l’est aujourd’hui pour moi ! Ce n’est plus la convention, la coutume, ni même la chair mortelle qui vous parle ; c’est mon esprit qui s’adresse à votre esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité !

Outre le personnage de Jane, qui est au demeurant un des personnages de la littérature qui m’a le plus marqué, il faut mettre en avant la maîtrise des dialogues qui sont magistralement menés. Piquants, intelligents et passionnants, ils vont notamment jusqu’à rendre Edward Rochester attachant malgré ses nombreux et trop grands défauts qui transparaissent surtout au début. St. John également ne plaira certainement pas à tout le monde mais je l’ai beaucoup aimé puisqu’il est un autre exemple du livre que chaque personnage accomplit son œuvre et la destinée qu’il s’est fixé (souvent avec le concours de Dieu). Enfin, le style s’avère simple mais élégant avec quelques fulgurances poétiques. Toutefois, comme c’est une traduction que j’ai lu, cela vaut-il donc quelque chose ? Quoi qu’il en soit la narration, sans être très étudiée, est aussi maîtrisée qu’efficace.


Néanmoins, aucun roman ne me satisfait parfaitement, hélas, mais quelques passages (peut-être est-ce dû à la traduction ?) m’ont rebuté. Précisément, les passages au présent de narration ayant pour but manifeste d’immerger le lecteur dans des sortes de tableaux mais ceux-ci m’ont semblé un peu artificiels et bancals. De même, la fin est un peu moins grandiose que le reste hélas, et assez traditionnel pour un roman qui ne l’est pas tant, vous l’aurez compris, surtout dans sa construction et son développement des personnages.


Tout ça pour dire que Jane Eyre est une histoire désormais qui peut sembler vue et revue mais qui, en réalité, n’est que le fondement bien meilleur que ce que ça a pu donner avant comme par la suite (malgré son côté daté notamment sur les retournements de situation). Bref, ce livre marque durablement.

nemetira_
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste livres lus en 2025

Créée

le 30 oct. 2025

Critique lue 37 fois

4 j'aime

17 commentaires

nemetira_

Écrit par

Critique lue 37 fois

4
17

D'autres avis sur Jane Eyre

Jane Eyre
Lehane
9

Je fus émerveillée en regardant cette belle créature...

Dès lors qu'on considère ce roman de Charlotte Brontë comme une œuvre colossale il devient difficile d'en parler avec justesse tout en lui étant suffisamment redevable. Jane Eyre est une fresque...

le 24 nov. 2013

34 j'aime

2

Jane Eyre
Eggdoll
9

Jane, ce modèle.

Comment transformer ce qui pourrait être une histoire d'amour banale, semée de rebondissements, d'émotion et heureusement terminée par un happy end, en un classique de la littérature ? (Note : cette...

le 4 oct. 2013

27 j'aime

1

Jane Eyre
Babalou
10

"I am no bird; and no net ensnares me: I am a free human being with an independent will."

Le miracle de ce livre, c'est la relation qui se tisse entre Jane Eyre et Edward Rochester. La rencontre improbable de deux êtres qui s'accordent à merveille et que la vie, finalement, met en...

le 25 juil. 2010

22 j'aime

7

Du même critique

Marthe
nemetira_
7

La Fille Elisa en mieux | Marthe de HUYSMANS ⭐⭐⭐,5

Contrairement aux craintes que Huysmans a signifié lorsqu’il écrit l’Avant-propos de son roman, Marthe n’a rien à voir avec La Fille Elisa, si ce n’est le sujet qu’il exploite 100 fois mieux à tous...

le 13 févr. 2025

4 j'aime

6

La Femme pauvre
nemetira_
9

La Femme pauvre ou la consécration de la femme et de la fiction | ⭐⭐⭐⭐,5

Dans les premiers pas de La Femme pauvre, on entre abruptement comme pour signaler le génie d’une œuvre intelligente où le lecteur est mis à l’épreuve. Collection de mots savants comme savent le...

le 27 oct. 2024

4 j'aime

6

Jane Eyre
nemetira_
10

Jane, ma super héroïne ♡

On y suit Jane Eyre, de sa petite enfance terriblement angoissante et violente, en passant par son adolescence dans un pensionnat, certes austère et non moins violent que sa famille — mais avec des...

le 30 oct. 2025

4 j'aime

17