L'Enracinement
7.9
L'Enracinement

livre de Simone Weil (1949)

L'Enracinement de Simone Weil est un ouvrage écrit en 1943 à Londres et publié posthume en 1949 dans une version inachevée. Il est composé de trois parties : Les besoins de l'âme, Le Déracinement et L'Enracinement. Si l'ouvrage débute très fort avec en introduction une analyse des notions d'obligation et de droit dans laquelle Simone Weil assène de manière imparable et logique que les devoirs priment toujours sur les droits individuels, l'essai s'enlise ensuite dans des considérations trop spécifiques pour parler aux lecteurs 70 ans plus tard. Nonobstant, je ne résiste pas à vous partager les toutes premières pages du livre sur les droits et obligations :



La notion d'obligation prime celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand-chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations.



La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde.



Dans la première partie, l'auteur fait la liste des besoins de l'âme essentiels à un être humain pour survivre au-delà des besoins physiologiques. À l’instar du corps, l’âme a des besoins. Il y a « une certaine nourriture nécessaire à la vie de l’âme. » Weil identifie quinze besoins : l'ordre, la liberté, l'obéissance, la responsabilité, l'égalité, la hiérarchie, l'honneur, la châtiment, la liberté d'opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité et l'enracinement. Elle décrit ensuite sur plusieurs pages chacun de ses besoins et explique en quoi ils sont primordiaux pour l'épanouissement d'un homme. L'ensemble est teinté de mysticisme car vous n'êtes pas sans savoir que l'auteur est une femme juive convertie au christianisme (c'est suffisamment rare pour être souligné). On retrouve ce mysticisme chrétien dans les besoins tels que le châtiment, l'obéissance, l'ordre, en fait dans tout ce qui approche de près ou de loin l'ingénierie sociale, l'organisation d'une société et ses différentes strates. Globalement je suis tout à fait en phase avec l'auteur sur la totalité de ces points, j'aime beaucoup son point de vue sur la liberté d'opinion qu'elle considère comme totale ou sur la sécurité :



« La peur ou la terreur, comme états d’âme durables, sont des poisons presque mortels, que la cause en soit la possibilité du chômage, ou la répression policière, ou la présence d’un conquérant étranger, ou l’attente d’une invasion probable, ou tout autre malheur qui semble surpasser les forces humaines. »



Simone Weil est donc une juive devenue chrétienne qui va adhérer à des mouvances politiques de gauche voire d'extrême-gauche trotskistes et anarchistes. Il ne faut pas avoir peur des contradictions apparentes. Elle est très engagée dans la lutte ouvrière de cette première moitié du XXe siècle au point même de quitter sa vie confortable d'intellectuel à Paris pour travailler à l'usine de ses mains. Toujours dans cette perspective mystique, elle souhaite "souffrir", exercer un travail manuel afin de ressentir pleinement sa foi qu'elle considère alors au pinacle lorsque l'on a une vie non pas nécessairement de misère, mais de dur labeur. Cet aspect de sa vie est important parce qu'elle conditionne la deuxième et troisième partie de l'ouvrage dans lesquelles Simone Weil évoque en permanence le quotidien, la vie sociale, les conditions de travail, le syndicalisme de la classe ouvrière. J'avais l'impression de lire un ouvrage sur le marxisme avec tout le vocable de la lutte des classes. Bref, deux parties infiniment longues et ennuyeuses car plus du tout en phase avec notre époque. "Longues" car les deux derniers chapitres qui recouvrent les deux tiers du livre ne sont pas structurés. L'auteur est morte l'année de l'écriture de L'Enracinement par conséquent, elle n'a malheureusement pas eu le temps d'organiser sa pensée pour la rendre plus digeste selon moi. "Ennuyeuses" en effet parce que nous sommes loin de l'ère industrielle française, que les ouvriers ne sont plus une classe sociale, que la révolution prolétarienne n'arrivera jamais car c'est un mythe politico-philosophique. Par conséquent, on a un peu l'impression de lire L'Enracinement pour la gloire et qu'il sera difficile à l'issue de la lecture d'en tirer quoique ce soit de concret si ce n'est de la culture générale. J'aime la culture générale mais aujourd'hui en 2021, en France, chacune de mes lectures doit m'armer intellectuellement pour l'avenir difficile que va connaître ce pays dans les prochaines années. Et les conditions de travail de la classe ouvrière en 1922, ce n'est pas que je m'en fiche mais ça ne mène à rien de concret sur ce terrain là. Sans parler des considérations fausses de Simone Weil sur l'Etat, entité qui en prend plein la gueule pendant 380 pages. En même temps venant d'une anarchiste, il ne fallait pas s'attendre à autre chose.


Pour conclure, il faut reconnaître qu'au-delà du contexte L'Enracinement est un livre de haute-volée écrit par une jeune femme d'à peine 34 ans. Une jeune femme brillante intellectuellement à la culture immense qui a sacrifié sa vie pour ses idées et sa foi. Et devant ce courage, il me semble important d'apposer un respect dévot. Mais je ne peux pas renier qu'il ma fallu un temps infini pour terminer le livre tellement je m'ennuyais à chacune des pages. Cet ennui reflète probablement un manque de culture de ma part, mais le jargon marxiste de la première moitié du XXe siècle, je n'en peux plus. La lutte des classes et le sort des ouvriers ne sont plus des sujets d'actualité, la France en particulier, et le monde en général, ont complètement changé en un siècle. Outre la naïveté de l'écrivaine sur certains sujets, je retiendrai qu'au final, le seul message qui reste lorsqu'on ferme ce livre est le suivant : pas d'enracinement sans christianisme. Si vous condensez les 380 pages en une phrase de quatre mots, vous obtiendrez cela. Je recommande la lecture au moins pour son introduction sur les droits et devoirs des être humains mais aussi pour sa première partie que j'ai trouvé rafraîchissante à bien des égards. Nota bene : ma note en apparence sévère reflète davantage ma déception (car j'avais beaucoup d'attente) que la valeur intrinsèque de l'ouvrage.

silaxe
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le 24 avr. 2021

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