L'Enracinement
7.9
L'Enracinement

livre de Simone Weil (1949)

Une œuvre foisonnante, mais absconse et ambigue

Il y a bien longtemps que je souhaitais lire L’enracinement de Simone Weil. J’avais d’énormes attentes vis-à-vis de cette lecture tant j’avais pu lire ici ou là que ce texte était porteur d’une vision révolutionnaire qui devrait inspirer nos sociétés modernes en ce début tumultueux du XXIème siècle. Et après m'être frotté avec plaisir à Bernanos (La France contre les robots) et avec un certain ennui à Léon Bloy (Dans les ténèbres), j'étais impatient de découvrir cette autre figure de la pensée chrétienne française de ce début de XXème siècle. Force est de constater que ces quelques trois-cent quatre-vingts pages ne laissent personne indifférents, toutefois j’y ai trouvé autant d’idées lumineuses que de considérations pour le moins réactionnaires. Mais ce qui m’a rendu cette lecture particulièrement fastidieuse, c’est ce ton lapidaire et assuré avec lequel Simone Weil nous assène ses conceptions sur le monde comme s’il s’agissait de vérités universelles et indiscutables. C’est évidemment d’autant plus pesant que l’on ne partage pas ce que défend l’auteure. Et pour ma part, ce n’est pas peur dire que je n’épouse pas toutes ces thèses empreintes d’une espèce de traditionalisme dogmatique et d’un mysticisme chrétien parfois à mille lieux de mes considérations philosophiques. J’avoue avoir été extrêmement surpris en lisant les nombreuses critiques sur ce livre, je n’y vois aucune « humilité » ni « perfection », encore moins la « rigueur intellectuelle » soulignée par certains. Je suis également surpris qu’il emporte une telle adhésion tant il me semble subjectif et loin de porter une vision du monde universelle. L’ensemble n’est toutefois pas inintéressant, quoique dense et confus. Je me propose de procéder à une analyse personnelle, en suivant la structure du texte.



Première partie : « Les besoin des l’âme »



Dans une première partie intitulée « Les besoin de l’âme », Simone Weil distingue d’une part les besoins physiques (la faim, le logement, les soins, etc.), d’autres parts les besoins de l’âme, qui sont essentiels à la vie spirituelle de chaque individu. Sans surprise, elle évoque la liberté, l’égalité ou encore la sécurité. Elle y ajoute également la propriété privée, qu’elle contrebalance par la propriété collective. Les anarchistes, ascètes et autres ermites n’approuveront probablement pas, mais admettons. Plus curieuses sont les autres valeurs qu’elle met en avant : l’ordre (elle commence d’ailleurs par celle-ci), l’obéissance, la responsabilité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment et le risque. Je comprends parfaitement que certaines personnes aient besoin d’être cadrées, d’inscrire leurs actions dans une entreprise qui les dépasse ou de rendre des comptes à des chefs, mais quand je lis que « la hiérarchie est un besoin vital de l’âme humaine » ou que « l’obéissance est un besoin vital de l’âme humaine mes poils se hérissent. Je ne peux concevoir qu’on considère la servilité (car c’est bien cela qu’elle décrit dans ces quelques pages) comme une chose dont tout être humain aurait besoin absolument pour pouvoir vivre épanoui. Elle y voit « une certaine vénération, un certain dévouement à l’égard des supérieurs, considérés (…) comme des symboles ». Comment expliquer alors la multiplication des mouvements anarchistes et libertaires au cours des siècles ? Qui sont donc ces milliers d’hommes et des femmes qui se battent pour mettre en place des systèmes où chaque humain en vaut un autre, où aucune forme d’autorité ou de hiérarchie n’est acceptée ? Des égarés ou des déracinés à en croire Simone Weil. Ne sont-ils pas paradoxalement ceux qui proposent bien souvent un détachement du matérialisme réducteur induit par le capitalisme ? Enfin nous présente-t-elle la vérité comme « besoin (…) plus sacré qu’aucun autre ». A l’époque des fake news, du complotisme et de la propagande massive sur les réseaux sociaux, on ne peut que la suivre sur ce point précis, même si sa proposition de charger les tribunaux de surveiller la diffusion des fausses nouvelles rappelle dangereusement les lois liberticides votées par nos démocraties à la dérive ces dernières années. Les prémisses de son analyse sont ainsi, à mes yeux, déjà bien bancales et n’annoncent pas le meilleur pour la suite.



Deuxième partie : « Le déracinement »



La deuxième partie de l’ouvrage, s’intitule « le déracinement ». Elle est bien plus développée que la première partie, mais également moins structurée et, à ce titre, moins évidente à embrasser d’un coup d’œil. Simone Weil se penche successivement sur le déracinement ouvrier et sur le déracinement paysan, avant de consacrer plus d’une centaine de page au thème « déracinement et nation ». Elle inaugure cette partie par une définition de l’enracinement, « besoin le plus important est peut-être le plus méconnu de l’âme humaine » d’après ses mots : « Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir. » La phrase sonne bien et on serait prêt à l’approuver sans examen plus approfondi. Le problème, c’est qu’elle développe finalement l’idée que l’avenir ne compte pas, puisqu’il n’existe pas, et que l’être humain est avant tout défini par les « milieux dont il fait naturellement partie » (elle ne s’étendra d’ailleurs pas d’avantage sur la caractérisation de « naturelle » qu’elle applique à l’appartenance). Le problème de cette approche, c’est qu’on a vite tendance à sombrer dans un passéisme et un traditionalisme sclérosant. Et malheureusement, je trouve que les idées développées dans les pages qui suivent tombe dans ce piège, malgré des analyses pourtant intéressantes. Ainsi, on ne peut qu’approuver Simone Weil quand elle considère que les deux principaux facteurs de déracinement sont les conquêtes militaires et l’argent qui « détruit les racines partout où il pénètre ». Il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas remarquer l’œuvre délétère de l’argent à une époque où l’apparence, la réussite sociale, le standing, les signes extérieures de richesse et le blingbling ravagent toutes les sociétés humaines, nous condamnant à ne devenir que des consommateurs internationalisés, vidés de toute substance spirituelle.


Dans le chapitre qu’elle consacre au déracinement ouvrier, l’auteure pointe du doigt le salariat, la technique déshumanisante et la spécialisation ouvrière. On y trouve des échos aux idées marxistes et libertaires ou, dans une autre veine, à Bernanos. Les idées qui s’enchaînent sont intéressantes, mais confuses. Pour Simone Weil, les ouvriers sont déracinés par le passage brutal de l’école à l’usine et par l’absence de stimulation et de sens donné au travail. C’est pourquoi elle propose de remettre l’ouvrier au cœur de la conception des machines et des outils, d’humaniser la technique (elle annonce des idées qui seront développées plus tard par Murray Bookchin avec ses théories sur l’écologie sociale et libertaire), mais aussi de favoriser l’apprentissage et la formation continue, de réorganiser la production en petits ateliers où chaque ouvrier devient hautement qualifié (dans le but « d’[abolir] la condition prolétarienne), de permettre la triple propriété ouvrière (« machine, maison et terre »)… Mais elle propose également de réorganiser l’enseignement en rendant les savoirs accessibles aux ouvriers, en faisant un effort « non pas de vulgarisation, mais de traduction » qui permettent de les rendre compatibles avec la « sensibilité » ouvrière. Difficile de ne pas y voir le danger de consacrer des formes de sous-cultures sociales et d’enfermer les ouvriers dans leur condition, plutôt que de leur permettre d’accéder au savoir de la même manière que le reste de la population. Cette forme de segmentation est développée par la suite, quand Simone Weil propose une espèce de parcours initiatique institutionnalisé au cours duquel les enfants d’ouvriers suivent « leur père » (Simone Weil est précurseur sur quelques thématiques, mais pas sur celle de la condition féminine) dans son atelier pour se familiariser avec le travail manuel, avant d’entreprendre des « voyages du mode « Tour de France », séjour et travail tantôt chez des ouvriers travaillant individuellement, tantôt dans des petits ateliers, tantôt dans des ateliers de montage de différentes entreprises ». Beaucoup de « tantôt », mais à aucun moment elle n’envisage qu’un fils d’ouvrier puisse sortir de sa condition et envisager de faire autre chose qu’ouvrier comme son père. Elle évoque bien à un moment donné de passer une sorte de concours pour devenir chef d’entreprise, mais l’idée est à peine évoquée et semble se réduire à la possibilité de gérer son propre atelier.


De la même manière, propose-t-elle quelque chose de similaire pour les paysans. « Il faudrait donner à tous les jeunes paysans la possibilité de voyager sans dépenses d’argent, en France et même à l’étranger, non pas dans les villes, mais dans les campagnes ». L’idée de vouloir favoriser les voyages et l’ouverture au monde de la jeunesse est tout à fait louable, mais quelle tristesse que de vouloir condamner chacun à rester enfermé dans sa condition natale ! A lire Simone Weil, on a l’impression que les milieux ouvriers, paysans et intellectuels, déjà naturellement séparés par essence, ne devraient d’aucune manière devenir poreux et tenter de converger vers des valeurs communes. L’enracinement consiste-t-il à s’en référer à ses racines au point de ne jamais espérer aucun changement, aucune évolution, aucune initiative propre qui puisse permettre de se libérer de sa propre condition ? Elle accentue d’autant plus la singularité de chacun de ces groupes sociaux en proposant de renforcer la pratique religieuse dans les campagnes : « c’est un scandale de voir combien, dans un village français entièrement catholique, la religion peut être absente de la vie quotidienne, réservée à quelques heures le dimanche ». J’avoue ne pas trop saisir son propos. Les prêtres et les évêques ne sont-ils pas en mesure d’expliquer à leurs ouailles qu’ils doivent appliquer les préceptes de leur religion au quotidien ? Et si ces mêmes ouailles ne les appliquent pas dans leur quotidien, n’est-ce pas là leur choix ? Les paysans français s’en portent-ils vraiment plus mal ? Très vite, la philosophe devient mystique et s’embarque dans quelques pages de mysticisme chrétien prosélyte et partial. On se retrouve confronté à des assertions lapidaires comme celle-ci : « La courant idolâtre du totalitarisme ne peut trouver ‘obstacle dans une vie spirituelle authentique. Si l’on habitue les enfants à ne pas penser à Dieu, ils deviendront fascistes ou communistes par besoin de se donner à quelque chose. » On ne m’a jamais appris à penser à Dieu, pourtant je ne suis pas communiste, encore moins fasciste. Je crois que c’est le cas de beaucoup de personnes en France, même si les catholiques convaincus n’arrivent pas à comprendre qu’on puisse développer une spiritualité sans Dieu ou avoir des convictions politiques nuancées même si on ne croit pas à une vie après la mort. Après quelques pages dignes d’une brochure éditée par l’église du coin de la rue, Simone Weil conclue plus sagement : « Nous souffrons d’un déséquilibre dû à un développement purement matériel de la technique. Le déséquilibre ne peut être réparé que par un développement spirituel dans le même domaine, c’est-à-dire dans le domaine du travail. »


Rendossant son rôle de philosophe, elle nous parle ensuite de nation. Ou plutôt d’État, puisqu’elle assimile d’emblée les deux notions, pourtant distinctes du point de vue de la philosophie politique, mais passons. Elle reconnaît avec justesse que la nation est devenue le référent identitaire principal au même moment qu’elle entrait en période de « décomposition ». Elle souligne que la Révolution française a créé « un patriotisme fondé, non sur l’amour du passé, mais sur la rupture la plus violente avec le passé du pays ». Elle reproche ainsi aux Encyclopédistes, « tous intellectuels déracinés », d’avoir occulté le passé révolutionnaire de la France et d’avoir voulu ancrer le mouvement de libération du XVIIIe siècle dans le présent et l’avenir. Je ne suis pas certain d’y voir un mal, contrairement à elle, mais j’avoue que l’idée est intéressante et suffisamment étayée pour qu’on ne la perde pas de vue. Elle s’attaque ensuite à l’État, « chose froide qui ne peut pas être aimée » mais que l’on aime par la force des choses puisqu’il « n’y a que lui ». On comprend rapidement que la philosophe ne porte pas l’État dans son cœur : « son dévouement à l’État a déraciné la France » appuie-t-elle, pointant du doigt le rôle de Richelieu et Louis XIV dans la mise en place d’une « machine d’État à tendances totalitaires » qui n’a fait que se renforcer à travers les changements de régime, devenant un « État inhumain, brutal, bureaucratique, policier ». On comprend qu’en 1942, ayant été la témoin de la corruption et l’inefficacité de la IIIème République, de la montée des totalitarismes et des grandes guerres patriotiques, Simone Weil ne voit dans l’État qu’un outil d’asservissement et de misère spirituelle. Elle estime que face à la continuité de l’État répressif à travers les siècles, les Français ont développé une haine pour « toutes les institutions publiques, ainsi que tout ce qui s’y rapporte », précisant que « la police est en France l’objet d’un mépris (…) profond » ou que « le mot même de politique s’était chargé d’une intensité de signification péjorative incroyable dans une démocratie ». On ne peut que s’incliner devant ce constat qui semble encore si vrai en 2020 !
Si l’après-guerre a permis une réconciliation temporaire des Français avec la politique à travers l’image tutélaire de de Gaulle notamment et avec l’État devenu protecteur et providentiel, force est de constater qu’à l’issue des Trente Glorieuses, les vieilles rancœurs sont revenues au galop. Les tendances répressives de l’État, sa volonté de protéger les puissants et d’entretenir les inégalités structurelles, alliées à un système politique poussiéreux et des politiciens plus intéressés par leur situation personnelle que l’intérêt général, ont achevé de rouvrir la plaie béante entre les Français, leurs institutions et leurs dirigeants. Cet état de fait est évidemment terrible pour Simone Weil qui considérait comme « un besoin vitale de l’âme humaine (…) [l’]obéissance à des règles établies et obéissance à des êtres regardés comme des chefs », encore faut-il « que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au plus bas ». Si la nation désignait initialement le « peuple souverain », elle n’est désormais plus que « l’ensemble des populations reconnaissant l’autorité d’un même État ». Et à en croire notre philosophe, ce patriotisme viendrait « tout droit des Romains, (…) peuple athée et idolâtre (…) de lui-même ». Et d’enchaîner sur de longues pages où elle oppose les chrétiens originels, pétris d’humilité et de spiritualité, aux Romains, bassement matérialistes et impérialistes. Le moment-clé où les idées romaines (« dissolvant du christianisme ») reviennent sur le devant de la scène en Europe serait la seconde Renaissance. Pour un chrétien fervent la démonstration est probablement convaincante, pour un athée ou agnostique, nettement moins. Par un enchaînement plus ou moins heureux d’arguments, Simone Weil qui conspuait la nation moderne en arrive finalement à affirmer que la défense de la nation est un devoir absolu. Allez comprendre.
Sur cette fin de partie, on note quelques saillies qui permettent de remettre les pendules à l’heure : « il est urgent d’effacer la xénophobie » ou encore « Le peuple ne peut pas se sentir chez lui dans un patriotisme fondé sur l’orgueil et l’éclat de la gloire ». Mais très vite, l’auteure retombe sur des contradictions avec le début de son raisonnement. Après des attaques extrêmement virulentes contre l’État, elle repart sur un très explicite : « il faut obéir à l’État, quel qu’il soit (…). Si l’État n’est pas médiocre, tant mieux ; (…) mais qu’il soit médiocre ou non, l’obligation d’obéissance est identique. » On ne sait plus trop quoi penser de tout cela et on arrive à la troisième partie du livre avec les idées plus embrouillées que jamais.



Troisième partie : « L’enracinement »



L’ultime partie de l’œuvre s’intitule assez logiquement « l’enracinement ». Mais en toute franchise, j’ai un peu de mal à saisir les différences de cette partie avec la précédente tant les concepts d’enracinement, de déracinement et de réenracinement semblent les traverser toutes les deux. Ainsi, Simone Weil nous parle de nouveau de Charles VI, de la Révolution française, de la Commune qui creusé le fossé entre bourgeois et ouvriers, de la classe bourgeoise « obsédée par la conquête ». Après des dizaines de pages très confuses, on se retrouve de nouveau face à une phrase qui semble contredire tout ce qui avait été dit auparavant : « Il ne faut pas chercher [la perfection humaine] dans le passé, qui ne contient que de l’imparfait. (…) Il faut chercher l’inspiration d’une telle éducation, comme la méthode elle-même, parmi les vérités éternellement inscrites dans la nature des choses ». Cette phrase un peu ésotérique m’a laissé pantois jusqu’aux dernières pages du livre où Simone Weil nous explique un peu ce qu’elle entend par cette fameuse « vérité ». Avant cela, elle nous propose d’explorer les « quatre obstacles [qui] nous séparent d’une forme susceptible de valoir quelques choses », à savoir :



  • « Notre conception fausse de la grandeur » : on ne peut qu’approuver ce développement dans lequel Simone Weil appelle de ce vœux à valoriser les actes de bonté à travers l’histoire plutôt que les démonstrations de force. « Peut-on admirer sans aimer ? Et si l’admiration est un amour, comment ose-t-on aime autre chose que la bonté ? » : les prémisses sont posées, la conclusion ne tarde pas : il faudrait alors « n’admirer dans l’histoire que les actions et les vies au travers desquelles rayonne l’esprit de vérité, de justice et d’amour ». A ses yeux, ces valeurs sont « éternelles » et on ne devrait pas faire de relativisme historique au regard des valeurs de chaque époque. Il est ainsi probable qu’elle se soit aujourd’hui montrée favorable au déboulonnage des statues de personnalités dont engagées en faveur de l’esclavage (que Simone Weil abhorre et associe d’ailleurs à la civilisation romaine antique qu’elle conspue). Ne pas valoriser les guerres et « aimer la patrie muette, anonyme, disparue ». Alors que l’histoire glorifie « la cruauté et l’ambition », la littérature « l’égoïsme, l’orgueil, la vanité », comment espérer qu’un enfant puisse apprendre à « admirer le bien » ?


  • « La dégradation du sentiment de la justice » : dans quelques pages étonnantes, Simone Weil fait le parallèle entre les lois physiques qui définissent l’univers (construites autour de la notion de « force ») et celles des hommes. « Ou il faut apercevoir à l’œuvre dans l’univers, à côté de la force, un principe autre qu’elle, ou il faut reconnaître la force comme maîtresse unique et souveraine des relations humaines aussi ». L’auteure refuse de croire que « la force est absolument souveraine », soulignant que nous savons que cela est faux et que le sentiment de justice existe bel et bien « dans le cœur des hommes ». A aucun moment on ne saura vraiment ce qu’elle entend par cette notion de justice, ni pour quelle raison elle établit ce parallèle très maladroit avec les lois de la physique.


  • « Notre idolâtrie de l’argent » : si Simone Weil ne développe pas cette partie, on ne peut évidemment que regretter cette dérive au sein des sociétés humaines.


  • « L’absence en nous d’inspiration religieuse » : on avait bien compris que le principal outil de réenracinement aux yeux de l’auteure est le retour du religieux et c’est d’ailleurs à cela que sont consacrées les dernières quatre-vingts pages de cet essai inachevé.



Si on peut la suivre sur le fait que la science se situe au-delà du bien et du mal, et que les travaux des scientifiques doivent être encadrés pour ne pas sombrer dans les dérives les plus sordides, cela devient plus délicat quand elle s’emporte dans des développements mystico-religieux dont on a parfois l’impression qu’elle les a rédigés en pleine transe. Et même si elle critique l’instrumentalisation de le religion par les puissants, le dévoiement du christianisme par les Romains ou la naïveté de certains croyants qui projettent leurs peurs et leurs désirs sur Dieu, ces pages n’en sont pas moins imprégnée d’une ferveur un peu dérangeante. C’est ainsi que Simone Weil nous explique avec un enchaînement d’arguments plus que fallacieux que « la science n’est pas un fruit de l’Esprit de vérité », que « depuis la disparition de la Grèce il n’y a pas eu de philosophe », que « la vraie définition de la science, c’est qu’elle est l’étude de la beauté du monde » ou encore que « les Évangiles (…), comme toute doctrine scientifique, (…) ne contient que des choses clairement intelligibles et expérimentalement vérifiables ». Et de se perdre dans des considérations théologiques sur la Providence et les miracles, tout en continuant à clouer au pilori ces pauvres Romains. On retiendra qu’elle établit un lien évident entre beauté et vérité : « La force de la preuve, c’est la beauté. Quand ce qui est en question est le bien, la beauté est un preuve rigoureuse et certaine ». Tout cela manque évidemment de rigueur, de définitions et de structures. Je ne suis pas certain que l’on puisse en tirer du matériel intellectuel substantiel et applicable à nos sociétés modernes.


Ainsi, l’œuvre majeure de Simone Weil n’est-elle pas dénuée d’intérêt. Elle touche des problématiques essentielles, mais peine à livrer un discours structuré et convaincant. Que l’on puisse y trouver par moment des idées ou des remarques éclairantes, c’est indéniable. Mais l'ensemble manque de cohérence, se contredit par moment et ne mène nulle part : on ne pourra pas le reprocher à Simone Weil, puisqu'il s'agit d'une œuvre inachevée. Malheureusement il me semble que cet opuscule est bien trop subjectif et personnel pour pouvoir en tirer quelque chose d’universel. A de nombreux moment, on s’éloigne de la philosophie, ou même de l’essai au sens large, pour tomber dans une logorrhée à la croisée du pamphlet, du prêche mystique chrétien et de la poésie. On peut s’en imprégner, s’en inspirer, a fortiori si l’on est croyant. On peut aussi s’en étonner, en sourire ou s’y confronter pour établir ses propres convictions. Mais de là à en faire « un prélude à une déclaration des devoirs entre l’être humain », très peu pour moi.

ZachJones
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le 26 sept. 2020

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