La sanie des millénaires : panégyrique de la dégérénescence.

Il y a deux types d'auteurs de Fantasy: ceux qui s'inspirent de Tolkien (ou le plagient sans vergogne), et ceux qui font leur propre came. Parmi ceux-ci, on peut compter des gars sûrs comme Michael Moorcock, Fritz Leiber, Karl Eward-Wagner, et Gene Wolfe.


Avec le cycle des Livres du Nouveau Soleil, ce ricain nous invite à entrer dans un univers baroque, au sein d'une Terre située des millions d'années dans le futur, bien que médiévalisante. Faiblement éclairée par un soleil moribond qui n'en finit pas de mourir (ce bouquin est inspiré par l'univers de la Terre Mourante de Jack Vance, ceci explique cela), se refroidissant lentement, mais sûrement, gouvernée d'une main de fer par un tyran dont l'on n'a jamais aperçu ne serait-ce que le visage, vautrée dans ses ruines purulentes vieilles de dizaines de milliers d'années, gangrenée de souterrains et de cryptes oubliées par le temps lui-même. Tout, pratiquement tout dans ce roman suinte l'ancienneté par tous les pores.


Au milieu de ce monde voué à l'extinction, à long ou moyen terme, Wolfe conte la vie et les tribulations de Sévérian, apprenti exécuteur de son état, et membre de la guilde des bourreaux, qui entrera en possession de la Griffe du Conciliateur, un McGuffin empreint de divin dans un univers fourmillant de références au christianisme et à la mythologie gréco-romaine.


Par ce seul résumé, on sent que le héros comme l'univers seront spéciaux, et c'est le cas : Sévérian n'est ni un connard sadique, ni un paladin loyal bon aux cheveux blonds, Sévérian est...compliqué, et sa personnalité ne nous est jamais décrite avec précision, mais suggérée au fil des pages. Son rapport à la violence est d'ailleurs assez distancié : à un moment, par exemple, il regarde avec ses petits camarades la jambe totalement écorchée d'une cliente (car les prisonniers des bourreaux sont appelés des clients) sans sourciller, et à un autre, il décrit de manière clinique une décapitation qu'il effectue lui-même. De même, le roman, qui prend bien son temps en matière de rythme (et parfois même trop) est composé à moitié de récit classique, et à moitié de flashbacks et de digressions philosophiques de Sévérian (parce que oui, c'est raconté à la première personne).


Enchaînons et rebondissons maintenant sur l'univers : monde de Dark Fantasy crépusculaire, riche, baroque et qui ne ressemble qu'à lui, abritant la mégalopole puante, bariolée et riches de millions de toits de Nessus (référence au centaure à l'origine de la mort d'Héraclès), traversée par un fleuve empoisonné, qui abrite elle-même en son sein la Citadelle, immense construction cyclopéenne âgée de multiples éons, faite de pierre et de métal noir (la matière, pas le genre musical), où la confrérie déclinante des bourreaux a élu domicile, à l'instar d'autres groupes, partageant chacun le point commun d'être au service du tyran, sous l'égide d'un saint qui lui est propre (réminiscence des saints patrons des guildes médiévales, mais aussi de la foi catholique de Gene Wolfe).


Les noms et néologismes aux sonorités musicales et parfois latinisantes : Vodalus, Hildegrin, Palémon, Dorcas, Malrubius, etc... Les souterrains et les ruines décrépies par 56892 ans d'usure qui pullulent sur et sous la terre, ses personnages souvent étranges, comme le fantasque Docteur Talos (non, ça n'a aucun rapport avec le dieu dans The Elder Scrolls) ou Dorcas l'amnésique, et bien d'autres éléments (comme cette scène où Sévérian doit se battre en duel avec une fleur dont les pétales sont aussi tranchants que le vent d'hiver) participent très bien à installer une atmosphère étrange et unique, en plus de montrer toute la complexité de ce monde à l'agonie, en plus de sa très, très extrême ancienneté.


Mais c'est pas tout mon gars ! Ce bouquin tient aussi de la Science-Fantasy si on y réfléchit posément, en ce qu'il fait souvent allusion à des éléments science-fictionnels, comme des vaisseaux spatiaux, d'autres planètes colonisées, des instruments de torture qui marchent à l'électricité, une flore venant d'autres mondes, les manteaux en fuligine (couleur plus noire que le noir, sisi) que portent les bourreaux. Ou même dans cette scène où Sévérian voit un tableau très (trop) ancien dont il ne sait pas trop ce qu'il représente, ses descriptions nous laissant cependant deviner que c'est un astronaute sur la lune.


C'est donc un très bon roman de Dark Fantasy/Science-Fantasy avec son lot de rebondissements et de péripéties, complexe et exigeant sans pour autant être prétentieux, malgré quelques défauts, comme certaines longueurs (il aurait gagné à être raccourci de quelques dizaines de page) et une plume parfois trop descriptive.


Le genre de roman tellement unique qu'on s'en souvient encore longtemps après, à l'instar de la Tour Sombre ou de la Recherche de la madeleine perdue.


Allez, un p'tit extrait pour vous donner envie :


A l'intérieur de la tour Matachine, qui appartient à notre guilde, se trouve un pan de mur dans lequel est fiché une barre de fer, à la hauteur de l'aine d'un adulte. les enfants mâles assez petits pour tenir debout en dessous sont élevés par nous. Quand on nous envoie une femme enciente, nous lui ouvrons le ventre. Si le bébé se met à respirer, nous engageons une nourrice, du moins s'il s'agit d'un garçon. Les filles sont envoyées aux sorcières. C'est ainsi qu'il en va de puis l'époque d'Ymar, une époque si lointaine que voilà des siècles qu'elle est oubliée.


Note : 7,5.

BaleineDesSables
8

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes La crème de la crème de la Fantasy et Les critiques littéraires de la Baleine : L'intégrale

Créée

le 27 déc. 2019

Critique lue 740 fois

6 j'aime

5 commentaires

Critique lue 740 fois

6
5

D'autres avis sur L'Ombre du bourreau

L'Ombre du bourreau
BaleineDesSables
8

La sanie des millénaires : panégyrique de la dégérénescence.

Il y a deux types d'auteurs de Fantasy: ceux qui s'inspirent de Tolkien (ou le plagient sans vergogne), et ceux qui font leur propre came. Parmi ceux-ci, on peut compter des gars sûrs comme Michael...

le 27 déc. 2019

6 j'aime

5

L'Ombre du bourreau
roifingolfin
8

Une oeuvre riche, immersive et étonnante, écrite avec beaucoup de subtilité

On ne lit pas le Livre du Nouveau Soleil comme on lirait une histoire comme les autres ; c’est plutôt comme si vous pénétriez dans un monde fantastique et mystérieux mêlant habilement et avec...

le 23 janv. 2018

5 j'aime

2

L'Ombre du bourreau
Shonagon
8

Wolfe Gene, écrivain.

"My definition of good literature is that which can be read by an educated reader, and reread with increased pleasure." G.Wolfe Citation qui pourrait accréditer la réputation d'hermétisme et...

le 23 juin 2012

4 j'aime

Du même critique

A Touch of Zen
BaleineDesSables
9

Au bord de l'eau.

Le fait que l'adaptation taïwanienne signée King Hu de La Fille Héroïque, l'un des contes du Liaozhai Zhiyi (ou Contes Extraordinaires du Pavillon du Loisir), recueil d'histoires surnaturelles rédigé...

le 8 janv. 2020

25 j'aime

8

Phantasm
BaleineDesSables
8

"You play a good game, boy. But the game is finished, NOW YOU DIE !!!"

Le cinéma d'horreur américain est riche en croquemitaines : Michael Myers, Chucky, Jason... La liste est longue et nombre d'entre eux sont connus du grand public, mais il ne faut pas oublier l'un...

le 1 janv. 2020

20 j'aime

8