"La violence est la sage-femme de toute vieille société grosse d'une nouvelle."

Mon premier livre d'Hannah Arendt, je découvre avec admiration une grande philosophe du XXe siècle. Je dois vous avouer que La crise de la culture m'a un peu surpris au départ car je ne m'attendais pas à une lecture aussi ardue. En fait, je n'imaginais pas qu'il s'agissait d'un ouvrage de philosophie pure mais plutôt un essai comme on l'entend aujourd'hui, c'est à dire un travail d'observation des faits par le prisme de l'actualité et formulé dans un langage non-conceptuel. Or, si vous n'avez pas une solide assise en philosophie ou bien si vous débutez en la matière, vous êtes sur le point de prendre une rouste et très certainement d'abandonner au bout d'une cinquantaine de pages. Voilà ! D'autant plus que l'auteur débute sur les chapeaux de roues avec un chapitre difficile intitulé "Le concept d'histoire" où Arendt explique pourquoi nous autres modernes n’entretenons pas les mêmes rapports à l'Histoire que nos aînés. Dites bonjour à Platon et Homère, c'est l'heure de se mettre à table et d'étudier le rapport à l'immortalité.


Dans La crise de la culture, la philosophe nous démontre pourquoi et comment les hommes de la modernité ont rompu avec la Tradition (concept) et en quoi cela entraîne une crise de la culture. Entre passé et présent, entre continuité et renouvellement inhérent à la succession des générations humaines, "l'Homme se tient sur une brèche". Comment renouer tradition et culture ? Pour répondre à cette interrogation, l'auteur s'appuie en permanence sur les pensées des plus grands philosophes de l'histoire que ce soit Platon, Aristote, Engels, Marx, Nietzsche, Descartes, Hobbes, Kant... j'en passe et des meilleurs. Très intéressant car cela permet d'avoir en permanence un éclairage ponctuel sur les diverses pensées de ces intellectuels dont on n'a pas toujours lu la bibliographie entière... Le revers de la médaille, c'est qu'Hannah Arendt ne fait pas de la philosophie level Adibou ou Onfray, elle lance comme ça des systèmes agacés au détour d'une phrase pour appuyer sa démonstration. Et si tu n'as pas lu la page 348 de Le monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer, bah tant pis pour ta gueule (c'est mon cas). J'exagère un peu, le livre est intelligible et très bien écrit d'ailleurs.


Dans un premier temps, Arendt montre la rupture entre la tradition et l'âge moderne, principalement dû à l'hégémonie des sciences de la nature perçues comme objective au détriment des sciences humaines, à tort dénoncées comme subjectives. Bref, l'avènement et le règne sans partage de la rationalité qui fait encore des ravages aujourd'hui même si Arendt déconstruit le problème en le mettant face à un paradoxe :



En d'autres termes, l'expérience "étant une question posée à la nature" (Galilée), les réponses de la science resteront toujours des répliques à des question posées par les hommes ; la confusion dans le problème de l'"objectivité" était de supposer qu'il pouvait y avoir des réponses sans questions et des résultats indépendants d'un être qui questionne. La physique, nous le savons aujourd'hui, comme investigation de ce qui est, n'a pas moins l'homme pour centre que la recherche historique. Par conséquent, la vieille querelle entre "subjectivité" de l'histoire et l'"objectivité" de la physique a perdu beaucoup de sa signification.



Ensuite vient le chapitre "Le concept d'histoire" plutôt douloureux mais comprenant des passages magnifiques :



L'époque moderne, avec son aliénation du monde croissante, a conduit une situation où l'homme, où qu'il aille, ne rencontre que lui-même. [...] Dans cette situation d'aliénation du monde radicale, ni l'histoire ni la nature ne sont plus du tout concevables. Cette double disparition du monde - la disparition de la nature et celle de l'artifice humain au sens le plus large, qui inclurait toute l'histoire - a laissé derrière elle une société d'hommes qui, privés d'un monde commun qui les relierait et les séparerait en même temps, vivent dans une séparation et un isolement sans espoir ou bien sont pressés ensemble en une masse. Car une société de masse n'est rien de plus que cette vie organisée qui s'établit automatiquement parmi les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous.



Le noyau dur de cet ouvrage sont les trois chapitres suivants : "La crise de l'autorité", "Qu'est-ce que la liberté ?", et "La crise de l'éducation". De loin, les plus passionnants à lire car ils répondent directement à quelques unes de mes interrogations. L'autorité est en échec premièrement à cause de la démocratie et de la course à l'égalité. Deuxièmement, du fait des totalitarismes du XXe siècle qui ont, de manière indirecte, fait dériver le sens de l'autorité avec la notion de violence :



Puisque l'autorité requiert toujours l'obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l'autorité exclu l'usage de moyens extérieurs de coercition ; là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité, d'autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Là où on a recours à des arguments, l'autorité est laissée de côté. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion, se tient l'ordre autoritaire, qui est toujours hiérarchique.



La définition de la liberté (chapitre le plus dur) permet à l'auteur d'analyser le rapport privé/public de l'usage de la liberté et d'opérer vers un glissement vers la politique. La raison d'être de la politique est la liberté, et cette liberté est essentiellement expérimentée dans l'action. Le fameux libre arbitre blabla, que c'est hardcore. Je crois qu'Arendt tente de démontrer l'incidence de la politique et des actions des hommes sur le succès ou l'échec du renouvellement de la tradition.



Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde. Le courage est indispensable parce que en politique, ce n'est pas la vie mais le monde qui est en jeu.



Le chapitre "La crise de l'éducation" est un régal de bout en bout. Il y a des dizaines et des dizaines de fulgurances qui mériteraient d'être écrites ici mais cela prendrait trop de temps. Je tiens quand même à susciter votre curiosité chers lecteurs en vous incitant à vous procurer ce livre. Voici cependant un extrait évocateur de la justesse de la pensée de son auteur :



Dans le cas de l'éducation, au contraire, une telle ambiguïté en ce qui concerne l'actuelle disparition de l'autorité n'est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l'autorité des éducateurs comme s'ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d'adultes - même si les méthodes modernes d'éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L'autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé les enfants.



Enfin vient les trois derniers chapitres, moins marquant : "La crise de la culture", "Vérité et politique" et "La conquête de l'espace et la dimension de l'homme". Ces derniers viennent achever un ouvrage qui agit autant comme un avertissement que comme un remède pour penser notre époque définitivement en rupture avec l'histoire de l'humanité entière.


Comme souvent, les génies sont intemporels et peuvent écrire n'importe quoi, n'importe quand, leurs thèses seront toujours d'actualité. C'est bien évidemment le cas avec "La crise de la culture" paru en 1961 et qui, selon moi, n'a pas pris une ride. Hannah Arendt lance des pistes de réflexions mais n'apporte aucune réponse définitive sur comment réconcilier passé et futur. La philosophe rejoint bon nombre d'auteurs anciens ou plus récents qui avertissent sur le danger éminent des technologies et des ruptures irréversibles qu'elles entraînent compromettant gravement l'avenir de l'être humain. Ceci n'étonne pas lorsqu'on sait qu'elle fut l'épouse du grand critique des technologies, Günther Anders. La crise de la culture s'achève sombrement sur un mot qui n'est pas anodin et fait froid dans le dos : "...détruite." Un ouvrage remarquable, je recommande pour les amoureux de l'Histoire et de philosophie.

silaxe
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le 9 oct. 2016

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