Bouleversante immersion
L’on pénètre dans ce livre comme dans la maison vide dont il porte le nom : sur la pointe des pieds, frissonnant à chaque écho, comme si le plus léger souffle, dans l’air saturé de poussière,...
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le 2 oct. 2025
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Roman familial laissant l'auteur errer le long de phrases infinies à la recherche d'une Mémoire perdue. Virtuosité du style dans une volonté appuyé de filiation à Proust. Lenteur de l'intrigue qui avance presque par contrainte, telle une photo figée soumise au mouvement. Laissant perler à de rares instants la raison profonde du mystère : remonter le fleuve des événements familiaux pour documenter la mort, expliquer le tragique, éclairer l'inconnu, à la source d'un malheur, aux origines du silence.
De toutes les choses qui restent de cette journée du 17 juin 1905, il y a des traces qui se sont imprimées dans l’histoire familiale et dont les conséquences sont là, remontées elles aussi jusqu’à nous, ou au moins peut-être jusqu’au suicide de mon père. Ce que je crois, c’est que celui-ci, en 1983, se suicide aussi – pas seulement ni exclusivement, mais aussi, à cause d’un mariage de 1905. Je crois que ce qui s’est passé là est une mécanique précise et invisible d’enchaînements que rien n’aurait pu arrêter, comme un mécanisme meurtrier. Ce qui se joue là, ce ne sont pas seulement les cris et les danses, les jeux, les rires d’une noce, c’est le nom même de ce qu’autrefois on appelait la fatalité, le nom du déterminisme social, comme on l’appellerait aujourd’hui, le nom de l’histoire – l’histoire et les histoires qui pivotent sur elles-mêmes et glissent, vacillent, emmêlées les unes aux autres et de si loin dans le temps que personne ne peut plus en démêler l’écheveau. Et pourtant je m’obstine à croire qu’on peut lire à travers l’épaisseur des siècles des signes qui nous dessinent et nous façonnent en partie – une partie non négligeable de ce que nous pensons être nous-mêmes.
Famille fantasmée, rêvée depuis de maigres traces, photos jaunies, images manquantes. Et le talent du romancier pour combler les vides, réveiller un monde.
La limite de l'exercice, bien sûr, c'est la distance. Par une voix off monocorde et continue, l'action n'est jamais vécue, mais rapportée. Les acteurs ne sont que des silhouettes, des ombres sur un mur, auxquelles tant bien que mal, le narrateur plaque des sentiments.
Maintenant, justement, j’ai l’impression de tout voir ; je pressens une réalité à peine plus palpable qu’un souffle d’air, mais pas moins présente que lorsque celui-ci s’insinue dans vos vêtements ; une réalité qui s’est tissée en moi presque à mon insu, chaque fil la composant étant constitué d’un matériau vivace, la mémoire de voix que j’ai entendues, des voix de femmes portant dans leur propre mémoire la voix des femmes qui les avaient précédées.
On ne s'ennuie jamais. Mais on ne rencontre personne. On voit passer.
Alors il n'y a pas de surprise. Chaque section, son époque. 1903, 1906, 1914, 1922, 1939... Chaque chapitre, sa thématique : son petit voile levé sur tel ou tel détail de l'Histoire. On renseigne assez scolairement les zones d'ombre. On donne de l'ampleur tout de même, par une maîtrise toute académicienne de la langue, une certaine scansion du rythme des phrases, un art du dialogue indirect, des figures de style.
Mais la démonstration traîne en longueur. Le récit s'épaissit d'une ambition propres aux grandes sagas familiales des quais de gare ; sans les facilités commerciales. Auteur-medium ne laisse jamais entendre d'autres voix que la sienne, bercé par la mélodie de sa plume, celle-là même qui fit jaillir le Goncourt. Mais quand enfin une possibilité d'émotion s'offre au récit, il préfère détourner le regard.
Imaginez : plutôt non, laissons-les à leur émotion et à la timidité, ou peut-être à l’effusion des retrouvailles. Laissons ce que nous pouvons à peine concevoir, cette scène banale rejouée des milliers de fois par des milliers d’hommes et de femmes à chaque guerre mais qui d’aujourd’hui me semble tellement lointaine et auréolée d’un tel mystère qu’elle me paraît impossible à esquisser ; ici, pour moi la main tremble, l’esprit se ferme, les images disparaissent, les voix s’éteignent, rien n’apparaît. On peut bien sûr se raconter les embrassades, les larmes des uns ou la retenue excessive des autres, et les questions, les regards, les silences et peut-être les sanglots changés en rire ou dissimulés derrière de gros éclats de voix ; on peut se convaincre qu’on approche cette réalité tant qu’on voudra mais, en écrivant, je ne vois que la béance d’un intouchable moment de vie, car ces retrouvailles, ni la fiction ni le recours à des témoignages ne pourraient m’en ouvrir les portes, ce moment où Jules, dans la nuit de l’hiver, rentre enfin et retrouve sa femme et sa fille, sa belle-mère, mais aussi sa mère et ses frères. Ça, ce moment d’une réunion familiale remise à plus tard depuis plus d’un an d’angoisses et d’espoirs déçus, ce moment-là où tous ses proches sont venus l’attendre sous le toit de sa femme, où toutes et tous se tiennent les uns contre les autres dans la cuisine ou devant le feu de la cheminée dans la salle à manger, ce moment me résiste, plus qu’aucun autre il se refuse, comme une main se referme et devient un poing pour protéger le secret qu’il veut préserver dans l’intimité de sa paume ; cette résistance, ce refus, je ne le perçois pas comme une faillite ou un échec dans ce que je voudrais appréhender, non, simplement comme une limite qu’il s’agit de reconnaître et dont il serait inutile de forcer le passage ; il ne me reste que la possibilité de glisser sur le côté, oui, c’est ça, et détourner le regard : maintenant, nous resterons dehors, devant la silhouette imposante de la maison qui se détache comme une ombre chinoise sur le fond bleu-gris de l’obscurité, nous contentant du scintillement des lumières orange et jaunes dans les carrés des fenêtres du rez-de-chaussée ; le soir du retour de Jules se refermera sur lui-même, définitivement clos sur une porte verrouillée dans la nuit.
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