Quête de soi aux confins du réel et de l'imaginaire

Après les poèmes d’Emily Dickinson, pointillés de papier au travers desquels elle s’est plu à faire revivre la très secrète personnalité de la poétesse, c’est une moitié de correspondance, les lettres enflammées d’Herman Melville à Nathaniel Hawthorne dont on a perdu les réponses, qui permet à Dominique Fortier de broder autour de la part manquante, part des anges évaporée avec le temps, mais aussi, un peu comme la part du feu sacrifiée pour préserver le plus précieux, la part de passion réprimée que l’auteur imagine sublimée par Melville dans son chef d’oeuvre Moby Dick.


Elles ne sont qu’une poignée à subsister, toutes de Melville à Hawthorne, ces lettres qui laissent à imaginer la relation entre les deux hommes. De leur rencontre en 1850 alors que La lettre écarlate venait de consacrer Hawthorne l’un des plus grands auteurs américains, l’on sait qu’elle fut le début d’une amitié littéraire aux accents passionnels, qu’elle poussa même Melville à s’endetter au-delà de toute raison pour acquérir une vieille ferme proche de la demeure de son ami, et, suppose l’auteur, qu’elle eut un impact décisif sur la rédaction qu’il avait déjà entreprise de Moby Dick, le livre qui devait devenir son propre chef d’oeuvre et qu’il lui dédicaça.


Entrelaçant à son récit les jeux de miroir d’une seconde trame narrative qui brouille à plaisir la frontière entre réalité et fiction autour de sa propre relation, mi-littéraire, mi-amoureuse, avec un certain Simon dont on ne sait plus si c’est la littérature devenue homme, ou un homme devenu poème, Dominique Fortier investit peu à peu Melville et Hawthorne comme de vrais personnages, leur redonnant chair et vie à partir de leurs ossements de papier et leur prêtant, entre la fougue de l’un et la réserve énigmatique de l’autre, une passion ambivalente qui n’a jamais trouvé d’exutoire que les mots et dont elle conserve intact le mystère. Car, si les lettres du premier l’autorisent à imaginer ce que le second a bien pu être pour lui, jamais elle ne s’aventure à compléter les blancs laissés par cette correspondance qui ne nous est parvenue qu’à sens unique.


Le plus intéressant n’est d’ailleurs pas là, mais bien dans la manière dont ces deux écrivains, dans leur va-et vient constant entre réalité et fiction, ont pu nourrir l’une par l’autre, et l’autre par l’une, dans un travail de sublimation littéraire qui donne à méditer sur le processus de création et sur la relation entre auteur et lecteur. « Le cliché veut que tout écrivain soit fait de deux moitiés : une moitié qui vit et une moitié qui écrit. Ce n’est pas faux. Mais en s’en tenant à cela, on oublie la troisième part : celle qui lit. L’écrivain est le témoin de lui-même – à moins qu’il trouve en dehors de lui ce lecteur idéal qui saura combler les brèches laissées dans son livre. Les écrivains sont faits de trois moitiés, dont une qui leur manque. » Peut-être Melville l’a-t-il trouvée, cette moitié supplémentaire, mais interdite, est-ce elle qui réapparaît sous les traits de son grand cachalot blanc, créature à jamais insaisissable entre réalité et fantasme ?


Toujours aussi enchanteresse dans cette exploration des confins du réel et de l’imaginaire, là où écrivains et lecteurs se donnent rendez-vous dans leur quête infinie d’eux-mêmes, la plume subtile et poétique de Dominique Fortier est à lire absolument. Coup de coeur.


https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

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le 10 sept. 2025

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