Warning : cette critique est remplie de spoilers !!!


Ce long roman de Mohamed Mbougar Sarr est d’une grande richesse. À la fois dense et aéré, le lecteur ne se perd jamais dans ses pages labyrinthiques. Comme toute œuvre réussie, il est inépuisable et on ne peut en résumer correctement le contenu. Voilà d’ailleurs le critère qui permet d’identifier les grandes œuvres littéraires, d’après le colocataire-traducteur du personnage principal : « N’essaie jamais de dire de quoi parle un grand livre. […] Un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. » Cette citation n’est évidemment pas sans rappeler la célèbre phrase de Flaubert dans une de ses lettres à Louise Colet, cette volonté d’écrire « un livre sur rien ». Nous voici donc en présence d’un roman rempli d’allusions à de grands noms de la littérature qui nous parle justement d’un livre accusé de n’être qu’un collage de citations.


Les nombreux dialogues et récits de personnages prennent souvent la forme d’un discours direct, mais dont on a effacé les marques le trahissant comme parole orale, non prise en charge par le narrateur. Ainsi, les voix se fondent et se confondent avec la narration. Parfois les paroles s’entremêlent sur une même page, il devient plus difficile de savoir qui parle, avec l’italique pour seul indice typographique. Il y a donc un certain hermétisme de l’écriture, qui va de pair avec cette impression que chaque personnage détient un bout de l’énigme Elimane. Cet hermétisme est celui des contes, des légendes, ou des paroles d’un prophète : c'est beau et vague. Chacun semble avoir un bout de sagesse à transmettre à Diégane, héros typique de roman d’apprentissage, et l’inviter à être patient : le tableau prend forme peu à peu, les pièces s’imbriquent une à une, et tout sera révélé en temps voulu.


Pour tenter de mieux comprendre la lettre énigmatique écrite par Elimane en juillet 1940, Siga D explique à Diégane qu’elle s’est « accrochée » à un détail. Elle propose de choisir une piste, de se concentrer sur une phrase : à partir de là, le reste a une chance de s’éclairer. C’est ainsi que j’ai tenté de déchiffrer le roman de Mohamed Mbougar Sarr : il m’a semblé qu’il parlait avant tout de littérature, et j’ai tiré sur ce fil. J’ai extrait du roman deux grandes idées qui me paraissaient belles : l’écriture et l’écrivain doivent d’abord rester profondément humbles, un auteur doit toujours se rappeler d’où il écrit et quelles sont ses limites. Ensuite, la vie, l’amour, les autres, doivent toujours passer avant l’élaboration de l’œuvre littéraire, ils sont un prérequis de l’écriture.


TC Elimane a été obsédé par l’idée de créer le « livre essentiel », absolu. Il l’explique dans son journal : au fond, il ne veut écrire qu’un seul livre, « celui qui engendre tous les autres ou que ceux-ci annoncent […] l’œuvre qui tuerait toutes les autres, effaçant celles qui l’ont précédée et dissuadant celles qui seraient tentées de naître à sa suite […] » C’est cette représentation qui le meut, qui le pousse à écrire mais le paralyse en même temps, car il est persuadé que l’entreprise est vaine. Il subit la « tentation de se taire ». Diégane aussi, qui se laisse submerger à plusieurs reprises par l’intuition que la littérature ne sert à rien, ou que tout a déjà été dit. Dès le début du roman, il y a cette phrase magnifique : « Croiser un silencieux, un vrai silencieux, interroge toujours le sens -la nécessité- de sa propre parole, dont on se demande soudain si elle n’est pas un emmerdant babil, de la boue de langage. » On retrouve une idée similaire un peu plus loin, au détour d’une conversation avec Musimbwa, lui-même écrivain : « Pourquoi continuer, tenter d’écrire après des millénaires de livres comme Le Labyrinthe de l’inhumain, qui donnaient l’impression que plus rien n’était à ajouter ? ». Mais aussi dans la bouche d’un ami sénégalais de Diégane, qui lui réclame « un grand livre politique ». Il espère, au fond, que la littérature serve à quelque chose en s’emparant des questions sociales plutôt que de « préoccupations égocentrées ». Le personnage principal se sent impuissant en tant qu’écrivain face aux troubles politiques qui agitent son pays natal. On trouve tout au long du roman, disséminé, le message qui le clôture : écrire, ne pas écrire.

Face à ce dilemme, TC Elimane a adopté une position radicale, avec cette chimère du livre essentiel en ligne de mire, et sa volonté de faire table rase du passé pour se tourner vers l’avenir, en voyant. Baptisé le « Rimbaud nègre » par l’un des critiques, la figure de l’écrivain fictif semble en effet partager de nombreux points communs avec le poète. Le caractère énigmatique, sibyllin, de la lettre d’Elimane à Thérèse Jacob (mentionnée tout à l’heure) rappelle certains textes des Illuminations. Mais surtout, le parcours d’Elimane, sa vie, sa vision de la littérature, conduiraient presque à penser qu’il cherche à mener à bien le projet rimbaldien, décrit par celui-ci dans sa fameuse Lettre du voyant (Lettre à Paul Demeny, 1871). En effet, on découvre qu’Elimane a soudainement décidé de s’intéresser au milieu libertin, au Paris souterrain et festif, avec ses débauches, ses vices. Il entame plusieurs voyages, disparaissant soudainement. Il semble mettre en place le « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » prescrit par Rimbaud. Il a plusieurs surnoms, mille facettes, et personne ne semble les avoir toutes connues. Certains le soupçonnent même d’avoir manipulé, tué. Or, Rimbaud l’écrit, le poète qui mène à bien son projet « devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, -et le suprême Savant ! ». Et cette unique photo d’Elimane n’est pas sans rappeler le peu de portraits dont on dispose du poète du XIXe. On pourrait ainsi multiplier les analogies. Toutefois, le plus intéressant reste de constater comment Mohamed Mbougar Sarr présente cette conception du poète-voyant (qui serait au-dessus du reste de l’humanité par son accès à une sorte d’inconnu) comme un piège, qui empêche l’écriture plus qu’elle ne l’enrichit. Car Elimane s’y est brûlé les ailes, comme on le découvre à la fin du roman. Il n’a jamais réussi à finir son manuscrit, et celui-ci n’est pas bon.


Il me semble que tous les autres personnages qui gravitent autour de Diégane, progressivement, dessinent une autre voie. De l’entrelacs de leurs récits finit par se dégager un message : écrire implique d’embrasser cette idée que la littérature ne peut atteindre l’absolu, un monde au-delà du monde, et que les pouvoirs de l’écrivain sont largement limités. Son passé, d’abord, le conditionne : dans les thématiques abordées, son style, le fait même d’écrire. C’est le cas de Siga D, à qui son père déclare que si elle est devenue poète, c’est d’abord grâce à la haine qui l’habite, la haine qu’elle a de lui. De même Musimbwa, qui envoie une longue lettre à Diégane lui expliquant qu’il écrit toujours du même endroit, que tous ses livres sortent en quelque sorte de la même matrice : un puits inachevé. Ce dernier symbolisant un traumatisme profond vécu durant l’enfance, le meurtre de ses parents. Ce passé, il l’embrasse désormais, il sait que c’est de l’observer sous des perspectives multiples, de « rejoindre la ronde des fantômes autour du feu » qui fait de lui un écrivain. Il accepte l’idée qu’il n’écrira jamais qu’un seul livre, toujours le même. Ensuite, chaque personnage dont Diégane croise la route exprime à sa manière l'idée que la littérature ne fait que dire le monde, sans aller au-delà. Siga D confie au jeune écrivain : « Aucune blessure n'est unique. Rien d’humain n’est unique. Tout devient affreusement commun avec le temps. Voilà l’impasse ; mais c’est dans cette impasse que la littérature a une chance d’exister. » En effet, l’écriture est d’abord un acte tourné vers les autres. Or en cherchant à créer un livre essentiel, un livre qui engloberait tous les autres, en devenant voyant comme l’a fait Elimane, on s’extrait du monde et de l’expérience commune. Pourtant il faut d’abord savoir vivre, interagir, mettre l’écriture de côté pour être pleinement présent au monde. L’œuvre ne vient qu’après. Siga D et Béatrice Nanga l’expriment très bien, qui reprochent toutes deux à Diégane d’être tombé dans le piège de l’obsession du livre : « Les écrivains comme toi sont pris dans leurs fictions. Vous êtes des narrateurs permanents. C’est la vie qui compte. L’œuvre ne vient qu’après. Les deux ne se confondent pas. Jamais. » Béatrice Nanga le secoue : « Tu sais ce que Musimbwa a de plus que toi ? […] Lui sait voir les gens. Il est sur terre avec eux. […] C’est un homme. Il n’en est que meilleur écrivain. » Ecrire, c’est sortir du labyrinthe en tirant doucement sur un fil très fin, dire le monde comme on peut. Remonter son propre passé et celui de la littérature, s’acquitter de son dû. Ce n’est pas se construire des ailes toutes neuves qui se consumeront à l’approche du soleil.


Mais je sais d’où j’écris : j’ai lu et réfléchi comme quelqu’un qui s’intéresse d’abord à la littérature, bornée et limitée par cette préférence. Un autre lecteur, passionné d’histoire, d’études postcoloniales, de géographie, etc., aurait extrait autre chose de La plus secrète mémoire des hommes. Et c’est aussi cela qui en fait un grand roman.







Mambomiammiam
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 13 mai 2022

Critique lue 83 fois

Mambomiammiam

Écrit par

Critique lue 83 fois

D'autres avis sur La Plus Secrète Mémoire des hommes

La Plus Secrète Mémoire des hommes
Moizi
8

Juste

Bon finalement il y aura quand même deux ou trois trucs intéressants dans cette sélection du Goncourt et pas forcément ceux que j'attendais. La plus secrète mémoire des hommes est un bouquin assez...

le 9 oct. 2021

29 j'aime

2

La Plus Secrète Mémoire des hommes
S_Gauthier
3

Les littérateurs sont à fourcher.

La Plus Secrète Mémoire des hommes est un roman à plusieurs voix publié par Mohamed Mbougar Sarr en 2021. Dans une structure empruntée à la poétique de Bolaño, d'ailleurs abondamment cité en exergue,...

le 6 déc. 2021

21 j'aime

La Plus Secrète Mémoire des hommes
Specliseur
10

Pour l’écho des trajectoires des différents protagonistes et la force d’une histoire.

Je m’étonne que les médias soient restés en surface sur ce prix Goncourt attribué à Mohamed Mbougar Sarr, à savoir qu’il s’agissait d’un livre œuvrant pour la reconnaissance de la francophonie et de...

le 25 nov. 2021

12 j'aime

Du même critique

La Bâtarde
Mambomiammiam
9

L'audace

Á en croire ce que Violette Leduc nous raconte de sa vie, rien ne semblait la prédestiner à l'écriture. Elle ne correspond pas du tout aux portraits qu'on a l'habitude de voir brossés dans les...

le 13 avr. 2020

3 j'aime

2

L'Autre Moitié du soleil
Mambomiammiam
10

Tout est dans les cheveux

Le livre s’ouvre sur le personnage d’Ugwu et comme un roman d’apprentissage. Le garçon se fait progressivement une place dans un univers nouveau et fascinant pour lui, puisqu’il passe d’un...

le 16 sept. 2023

1 j'aime