La lecture de "La chambre de Giovanni" m'avait fortement donné envie de découvrir davantage l'œuvre de James Baldwin. Après la brillante facette littéraire, j'étais curieux de découvrir le travail d'essayiste du célèbre auteur américain. Pour le bon mot, on pourrait être tenté de qualifier "La prochaine fois le feu" de brûlot. En réalité, il n'y a rien de scandaleux ou de polémique dans ce court essai, plus proche du témoignage ou du récit de vie analysé, un peu comme ont pu le faire Bell Hooks ou, dans un autre style, Didier Eribon. Il s'agit ici d'un cri du cœur, d'un constat d'incompréhension empreint de rancœur mais aussi de volonté de pardonner. Bien que rejetant finalement la religion chrétienne, Baldwin en conserve en effet la capacité à pardonner. Peut-être pardonne-t-il également à cette même religion son rôle actif dans la perpétuation des inégalités, celle-ci prônant une forme de résignation et abandonnant l'espoir d'une vie meilleure à l'Autre Monde.


"La prochaine fois le feu" commence par une courte mais tragique lettre de Baldwin à son neveu. Là où l'on pourrait s'attendre à quelques conseils de bon sens dans la vie, des astuces pour aller à la pêche ou une simple déclaration d'affection, Baldwin met en garde son jeune neveu contre la brutalité et les injustices qui l'attendent en tant que personne noire dans un monde dirigé par les Blancs. Le ton est donné. Contrairement à ce que j'ai pu lire dans certaines critiques qui reprochent à Baldwin son "manque de culture universitaire" ou sa méconnaissance de l'histoire européenne, cette approche testimoniale constitue précisément la force de l'ouvrage : Baldwin écrit depuis l'expérience vécue, non depuis les abstractions académiques.


La seconde partie du livre, sorte d'essai autobiographique intitulé "Au pied de la croix. Lettre d’une région de mon esprit" est un constat implacable, largement illustré par des situations personnellement vécues, sur la condition des personnes noires dans l'Amérique des années 50-60. Certes, Baldwin ne prétend pas à l'exhaustivité historique et son analyse peut parfois sembler manquer de nuances sur certains aspects de l'histoire occidentale. Toutefois, en une centaine de pages, Baldwin parvient à livrer un témoignage et une analyse particulièrement puissante de la violence symbolique, politique et physique que subit une personne noire aux États-Unis. Témoignage d'une nécessité toujours aussi absolue en 2025. J'en veux pour preuve une critique affirmant que "la majorité des Blancs n'étaient pas racistes" dans l'Amérique ségrégationniste des années 60 — une méconnaissance confondante de l’histoire. De nombreux événements récents, de la mort de George Floyd à la réélection de Donald Trump, sont la preuve que la situation a finalement assez peu évolué, la société américaine se parant d'un verni de tolérance et d'égalité prompt à se craqueler à la première occasion.


Ce qui frappe le plus dans ce livre, c'est la violence brute des scènes qu'il raconte, cette haine totalement gratuite que les Blancs infligent aux Noirs, et surtout l'incompréhension complète de ces derniers devant tant d'acharnement. Baldwin trouve les mots justes pour décrire cette réalité :

Un noir ne peut pas croire que les Blancs soient capables de le traiter comme il le traite ; il ne sait pas ce qu'il a fait pour mériter chose pareille. Et lorsqu'il se rend compte que la façon dont on le traite n'a rien à voir avec ce qu'il a pu faire, que les efforts des Blancs pour le liquider -car c'est de cela qu'il s'agit- sont absolument gratuits, il n'a pas beaucoup de mal à prendre les Blancs pour les démons.

Cette observation révèle l'absurdité fondamentale du système racial américain, où la violence n'a d'autre justification qu'elle-même. Baldwin souligne par ailleurs une vérité universelle : "Aux États-Unis la violence et l'héroïsme sont devenus synonymes sauf lorsqu'il s'agit des Noirs."


Particulièrement marquant est le passage où James Baldwin décrit sa rencontre avec Elijah Muhammad, principal leader du mouvement Nation of Islam (NOI). On y comprend que tout un pan de la communauté noire américaine n'envisageait aucun avenir de cohabitation avec les Blancs aux États-Unis. La violence, l'incompréhension et les injustices avaient atteint un tel niveau que les militants du NOI avaient fait le choix de renier la religion chrétienne pour se tourner vers des racines musulmanes en partie fantasmées et ne se projetaient que dans un État qui leur serait propre, issu d'une sécession des États du Sud qui devrait leur être léguée comme une forme de compensation.


S'ensuit une plongée dans l'état d'esprit des Noirs américains et de la manière dont ils perçoivent les Blancs qui les traitent avec toute la violence que l'on connaît. Le fait qu'ils considèrent ces derniers comme des "démons" en dit long sur la violence psychologique subie par ces populations. Et Baldwin de saluer avec justesse la résilience et la sagesse de ses compagnons afro-américains, notant qu'il faut "beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuses."


Mais Baldwin parvient à dépasser ce qui pourrait être de la haine vis-à-vis des oppresseurs et souhaite que les États-Unis trouvent la voie de la réconciliation entre les communautés. Cette position, loin d’être naïve, relève au contraire d’une lucidité politique. Cette réconciliation ne peut se faire qu'à travers l'urgence d'un changement radical dans les relations raciales et la nécessité pour les Blancs américains de confronter leur propre histoire et leur responsabilité dans le système raciste.


Cette exigence, Baldwin la retranscrit dans une formule ambivalente dont chacun pourra tirer moult interprétations : "Le prix de la libération des Blancs c'est la libération des Noirs." Contrairement à ce qu'affirment ses détracteurs, Baldwin ne se contente pas de critiquer "les Blancs" mais bien le système américain dans son ensemble. Il rappelle que "transcender les réalités raciales, nationales et religieuses" est impératif, car "la glorification d'une race et le dénigrement corollaire d'une autre a toujours été et sera toujours une recette de meurtre."


Cet appel concerne également les Blancs qui se disent progressistes et dont Baldwin critique la condescendance, le manque de sincérité et la recherche de leur rédemption plus que de véritable changement. Il dénonce leur paternalisme et leur incapacité à remettre véritablement en cause leurs privilèges. Cette lucidité trouve un écho particulier aujourd'hui, alors que les mouvements antiracistes contemporains se heurtent aux mêmes écueils. Ironiquement, certaines critiques contemporaines de Baldwin reproduisent exactement cette attitude paternaliste qu'il dénonçait, en lui reprochant de ne pas avoir une approche suffisamment "académique" ou en minimisant la réalité du racisme systémique de son époque.


Baldwin observe justement que "la plus dangereuse création de toute société, quelle qu'elle soit, est l'homme qui n'a plus rien à perdre." Cet avertissement dépasse la question raciale et trouve un écho dans nos sociétés contemporaines : jeunes des quartiers défavorisés qui se jettent dans les bras des dealers ou des islamistes, ouvriers laissés sur le carreau par la mondialisation qui se tournent vers les extrêmes... Oublier la justice sociale, c’est fabriquer des bombes à retardement.


Mais pour rester au cœur du sujet, revenons en à un extrait du livre dans lequel Baldwin nous rappelle une vérité fondamentale sur la question raciale : "Humainement, personnellement la couleur n'existe pas. Politiquement elle existe. (...) Et donner de l'importance à la couleur d'une peau est toujours, partout et à jamais un faux fuyant." Cette dialectique entre l'universel humain et le particulier politique traverse tout l'ouvrage et lui confère sa profondeur philosophique (et politique). James Baldwin a bien compris le caractère gratuit du critère racial, son manque de pertinence intrinsèque, mais aussi comment cette fiction devient une arme redoutable entre les mains de ceux qui veulent diviser pour mieux régner. La couleur de peau ne dit rien de l'homme, mais elle dit tout du système qui l'opprime. Il montre comment cette invention politique détruit des vies concrètes et comment il faut la combattre sur son propre terrain.


En bref, ce livre est un manifeste mêlant prise de conscience de la condition des Noirs américains et du système racial qui prévaut aux États-Unis, exploration du rôle ambivalent de la religion et de la spiritualité, et appel à une remise en cause fondamentale de l'identité américaine. On peut regretter qu’il n’approfondisse pas certaines nuances historiques ou n’attaque pas plus frontalement le 'rêve américain' (les mythes ont la peau dure), mais son témoignage reste d’une puissance redoutable. "La prochaine fois le feu" est un ouvrage intense, viscéral et particulièrement éclairant sur la question raciale aux États-Unis. Une référence qui reste plus nécessaire que jamais dans un pays qui effectue un énorme bond en arrière sur la question des droits humains et de l'antiracisme, avec un Donald Trump prêt à réhabiliter les figures de l'esclavagisme et à réécrire l'histoire américaine à travers le prisme du suprémacisme blanc. Reprenant les paroles d'un esclave dans une chanson inspirée de la Bible, Baldwin conclut son essai par une menace qu'on ne voudrait pas prophétique, mais qui malheureusement pourrait bien un jour le devenir si la première puissance mondiale ne met pas un terme réel et définitif au "cauchemar racial" :

Et Dieu dit à Noé, / Vois l'arc en le ciel bleu / L'eau ne tombera plus / Il me reste le feu.

ZachJones
8
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le 22 août 2025

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Zachary Jones

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