L'amour a ses raisons que la raison d'état ignore...

La pièce de théâtre doit être lue à l'aulne de son contexte. Premièrement, la passion de Montherlant pour l'Antiquité et on l'imagine sans mal, sa politique et sa tragédie et secondement, la Seconde Guerre Mondiale, durant laquelle la pièce a été écrite. Ce très fort contexte historique donne un aura à l'oeuvre et nous oblige à la relire à la lumière des tragiques évènements de l'époque.


L'histoire décrite par Montherlant est un mélange des genres et des époques : entre Antigone - pièce réactualisée dans la même période par Jean Anouilh, pièce historique avec comme cadre le Portugal du 16ième siècle, et pièce sociale à la française avec des rapports entre pages, valets, roi et nobles de cours. L'ambiance est grave : le vieux roi du Portugal tergiverse, est contesté. Pire, manipulé par ses conseillers, il n'arrive plus à démêler raison d'état et morale. Il le dit lui même : il n'a plus la foi. Désabusé, il voit son fils contrarier ses plans de succession. Ce dernier a épousé Dona Inès en secret il y a de ça un an. Le vieux roi voyait bien son fils épouser l'infante de Navarre, femme noble, belle et orgueilleuse, venue pour l'occasion, et qui repart, en colère dans son Espagne natale, seul personnage à avoir tout compris des enjeux de l'histoire. Pire encore, Dona Inès est enceinte. Elle attend un fils, possible héritier du trône.


L'amour impossible des deux jeunes mariés conduit le roi du Portugal a prendre une mesure drastique : enfermer son propre fils, tuer sa belle-fille et l'enfant dans son ventre. La tragédie est terrible. Le coup de maître de Montherlant réside dans le fait que le geste est inexcusable, que la mesure est absurde. L'absurdité, voilà une notion tout à fait contemporaine qui imprègne l'oeuvre entière. Au final, le roi fait tout cela sans s'en rendre compte vraiment. Il hésite. Il cède. C'est tout. Il est faible, il est lâche. Il terminera mort, quelques instants après sa belle fille, délaissé par tous, tandis que son fils prendra la succession, malheureux et seul.


L'amour impossible, la liberté contrainte, comment ne pas voir l'ombre de la Seconde Guerre Mondiale planer sur la pièce, jouée pour la première fois en 1942 : la raison d'état, tyrannique, despotique, absurde, négation des individus (le fils, Dona Inès), jeux de pouvoirs malsains, décadence de la vieille Europe, lâcheté et attentisme ravageurs. Lorsque le roi demande à un de ses conseillers pourquoi faut-il condamner Dona Inès, celui-ci répond : "Parce qu'en ce moment-ci nous avons besoin de coupables". On donne alors en patûre à la mort ce que l'humanité a fait de plus beaux : l'amour.


Reste, que même pour cet amour Montherlant n'a aucune pitié : le fils est sot, Dona Inès, naïve. Son amour seul, ne peut la sauver. Elle est comme Antigone face au roi Créon. Sa décision c'est d'aimer, quitte à mourir. Mais elle perd tout. A la différence, qu'elle n'est en rien une héroïne. Le dilemme est antique, romain. Les enjeux, eux, sont contemporains. C'est l'infante qui finalement résume la pièce par ces mots durs et clairvoyants :



Lâcheté : c'est un mot qui m'évoque irrésistiblement les hommes.



Tout le monde est perdant.

Tom_Ab
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le 26 avr. 2015

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