comme on dit qu'au centre d'un typhon il existe une zone parfaitement calme

Redondance parmi les redondances khâgneuses habituelles et sempiternelles (La Recherche, le tournant dissertatoire mallarméo-barthésien, textualisme et autres joyeusetés), cette fameuse Route des Flandres m'a été recommandée une bonne douzaine de fois.
J'en ai lu plusieurs extraits avant de me plonger dans cette lecture fascinante : l'oeuvre (difficile de lui accoler le nom de "roman", tant elle se situe sur la crête dangereusement fine entre l'essai philosophie-de-la-perception et le Nouveau Roman, un peu de tout à la fois) happe son lecteur, le propulse, dès le rythme de sa non-ponctuation (qui virevolte à coups de virgules sans fin, d'incises dans l'incise, de "c'est-à-dire" et de majuscules hasardeuses) et le pli des allers-retours — des va-et-vient, pour être plus précise — tous deux compris, dans l'histoire sans fin de la débâcle de 40 vue à travers les yeux de Georges.


Scènes à répétition dans un tourbillon de souvenirs de guerre, d'amitié fraternelle entre le petit Blum et un Georges obsédé par la mort faussement accidentelle de de Reixach (prononcez "Réchac", par pitié!), par l'histoire de l'ancêtre, ce tableau ek-phrasis et ces histoires de famille ancestrales, sur fond d'une Flandre grise à perte de vue, où la terre brune s'accouple au ciel gris, au son entêtant des sabots de chevaux.
Grâce à sa focalisation toute personnelle, à son style envoûtant, Simon, en marge de cette tendance de l'ère du soupçon (éditée chez Minuit double) qui voudrait faire des oeuvres courtes, sèches, dépouillées, ravit par son foisonnement : si l'oeuvre est roman, le roman est touffu et l'est par sa composition et ses incessants allers-retours (anté)chronologiques, par ses sujets aussi vastes que les jockeys, les lieux-dits des Flandres, les robes des chevaux, les gravures de Léda et du Cygne, ou — plus universel, à la sauce Courbet évidemment — l'origine du monde (propre comme figuré).


Rien ne sert de le lire avec La Phénoménologie de la Perception dans les mains : ce n'est pas très pratique d'une part, et laissons Merleau-Ponty là où il est. Pas besoin de concepts pour se laisser séduire par cette route, par l'oeil vif de Georges, sa synesthésie et par les petits riens, répétés inlassablement : le tabac mélangé aux miettes de pain, manger le pissenlit par la racine, la vieille carne et le froid roid.
Lecture qui confirme mon intérêt et mon émotion face aux artistes qui parviennent à saisir le petit rien du corps, de la terre, à faire resurgir l'odeur si particulière de la terre âcre ou le battement du coeur si spécifique d'un post coitum animal triste, par la force de leurs mots et par l'enchevêtrement des phrases sans points, qui deviennent litanie. Bien loin de répondre à sa question incessante, qui l'obsèdera jusqu'à son discours de Stockholm (Et s'il s'est produit une cassure, un changement radical dans l'histoire de l'art, c'est lorsque des peintres, bientôt suivis par des écrivains, ont cessé de prétendre représenter le monde visible mais seulement les impressions qu'ils en recevaient., 1985), celle de "comment savoir, que savoir ?", Claude Simon montre dans La Route des Flandres sa virtuosité des mots, du flot-flux qui l'embarque dans des descriptives fines et spectaculaires, de sensations au ras-du-sol.


Taxé de boboïsation et de littérature de recherche plate et ennuyeuse, programme d'agrég' et compagnie, le texte de Simon vaut plongée dans un monde, dans un esprit singulier, qui résonne en chacun — qui a résonné en moi, c'est déjà ça.



au creux des replis comme au centre de ces statues primitives et précises cette bouche herbue cette chose au nom de bête, de terme d'histoire naturelle — moule poulpe pulpe vuvle — faisant penser à ces organismes marins et carnivores aveugles mais pourvus de lèvres, de cils : l'orifice de cette matrice le creuset originel qu'il lui semblait voir dans les entrailles du monde,
La Route des Flandres, Claude Simon 1960


CFournier
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le 4 mai 2020

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Coline Fournier

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