Il est facile de passer à côté de ce petit classique de Gide, qui ressemble au premier abord à une petite fable naïve et simpliste. Pourtant, derrière cette écriture légère et fluide se cache une vraie profondeur littéraire. Le problème est sans doute que le propos du livre est plus ou moins daté, et ne trouve pas facilement de résonance dans notre monde contemporain.
Ce livre se présente à nous comme un journal, celui d'un pasteur qui recueille chez lui une jeune aveugle et entreprend de faire son éducation, faisant d'elle un membre de sa famille, malgré la désapprobation de sa femme, Amélie. La première partie est le récit de cette éducation : le pasteur nous y présente la manière dont il s'y prend pour l'éveiller au monde extérieur, et étaye son récit de son admiration pour Gertrude (la jeune aveugle), qui est un personnage qui de par son infirmité représente une pureté absolue, un personnage qui devient peu à peu un monstre d'innocence et d'amour. Le pasteur étant le seul maître de son éducation, il prend soin de lui faire une éducation religieuse qui repose uniquement sur l'exaltation des vertus chrétiennes : respect de l'harmonie de la nature, amour et charité.
La deuxième partie s'ouvre sur une réflexion du pasteur qui dit avoir relu son premier cahier. Or, cette relecture change tout, car il prend alors enfin conscience de son amour pour Gertrude. Alors que le lecteur est capable de déceler ces sentiments à travers les mots du pasteur depuis le début, ce n'est qu'à ce moment que lui réalise ce que nous savons déjà depuis longtemps, ainsi que sa femme Amélie, dont le silence qui nous est sans cesse rapporté par le pasteur est tout à fait significatif.
Ainsi il semble que tout s'inverse : alors que Gertrude sort de sa condition d'aveugle, c'est le pasteur qui sombre dans les ténèbres. Aveugle pendant de longs mois sur ses propres sentiments, la culpabilité de cet amour hors-mariage le pousse à chercher dans l'évangile des versets qui lui permettraient d'accepter et de justifier cet amour. C'est là que ses dialogues avec son fils Jacques, que le pasteur a dissuadé auparavant d'épouser Gertrude, prennent toute leur importance : le père et le fils s'éloignent car chacun représente une vision différente de la religion. Jacques dénonce les dérives du protestantisme à travers les erreurs de son père : le pasteur pratique la libre interprétation de l'évangile afin d'accorder ses désirs avec sa morale. Il se met délibérément à confondre l'amour chrétien et l'amour entre un homme et une femme : il se repose alors sur l'ambiguïté des mots utilisés dans l'évangile, le mot amour renvoyant à la fois à la charité chrétienne et au sentiment amoureux. Alors que Jacques tient à respecter les préceptes de l'évangile à la lettre sans quoi le texte sacré n'est plus un guide clair et sûr sur lequel nous pouvons nous appuyer. Alors que le père privilégie le cœur, le fils privilégie la raison et le devoir.
A la fin du livre, son fils Jacques se convertit au catholicisme et entre dans les ordres. Gertrude subit une opération à la suite de quoi elle retrouve la vue : Jacques la fait abjurer sa foi protestante. En recouvrant la vue, elle prend conscience que l'amour qui l'unit au pasteur est un péché et doit cesser. Elle se rend compte finalement que c'est Jacques qu'elle aurait du aimer. Incapable de supporter son péché, elle tente de se suicider du haut d'un pont et meurt quelques jours plus tard. Le récit prend alors définitivement l'allure d'une pièce tragique.
On comprend l'ironie du titre, "la symphonie pastorale" : alors qu'il s'agit normalement d'un récit d'amour idéalisé entre bergers et bergères, ici on voit que la soi-disant pureté de leur amour s'efface très vite pour laisser place aux contradictions de la vraie vie. Gertrude, que le pasteur avait maintenu dans l'aveuglement finalement en ne lui laissant voir que la lumière de la vie, ne supporte pas de découvrir enfin que le monde est aussi fait de ténèbres. C'est donc un roman qui va à l'encontre de l'idéalisme, et qui parle aussi d'une problématique qui est chère à Gide, qui est la lutte d'un individu dont l'aspiration au bonheur se heurte à la morale puritaine et chrétienne. Nous pouvons facilement le reconnaître aussi dans le tandem entre le pasteur et sa femme Amélie, qui malgré l'estime qu'ils ont l'un pour l'autre forment un huis-clos terrible car pétri par les non-dits et le silence. Gide nous parle ici de l'incommunicabilité entre les êtres, surtout entre ceux qui vivent ensemble. On sait que Gide, malgré son homosexualité, respectait et estimait sa femme Madeleine, qu'il ne voulait pas quitter. On le reconnaît donc aisément dans la figure du pasteur.
S'inscrivant dans la tradition littéraire française de l'examen de soi en faisant suite à Montaigne et Rousseau, Gide compose un roman bien plus riche qu'il n'en a l'air. Il faut certes être sensible au propos religieux qui n'est pas évident à saisir pour un lecteur contemporain, mais aussi déceler la variété des genres et registres qui se croisent dans cette oeuvre qui se lit très vite. J'aime également ce que semble dire Gide dans le rapport qu'il entretient lui-même avec l'écriture : c'est l'écriture du journal qui permet au pasteur de comprendre sa propre vie. En effet, Gide aime à dire que l'écriture d'un livre fait partie intégrante de sa propre vie, et que ce geste est en soi un moyen de mieux se comprendre mais aussi un geste qui nous change, nous métamorphose profondément. Bref, en somme, un classique incontournable à mon sens : ne passez pas à côté.
swannization
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le 14 déc. 2013

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