La Tentation est un livre malade, déséquilibré, fébrile, fiévreux, terriblement imparfait et cependant horriblement attachant. S'il est sûrement le moins connu et le plus boudé des ouvrages de Flaubert, ce dernier pourtant le porta en lui dès ses jeunes années : avec des pièces de théâtres faustiennes puis avec une première version, bien trop longue — jetée au feu sous les conseils de ses caramarades !

D'où sans doute cette forme bâtarde de chimère grouillante à mi-chemin entre le poème en prose et la pièce théâtrale avec une pincée de romanesque et un glacis de philosophie. C'est ici du Flaubert-Janus sa face orientale, celle de Salammbô et celle d'Hérodiade, sa face mystique de Saint Jean l'hospitalier, adepte du style oratoire et de la liste ennivrante.
Flaubert est martyrisé par ses propres démons : par son goût du lyrisme, par son sens aïgu du détail, de la précision historique, par son appétance quasi-névrotique pour l'exhaustivité. Toute la Tentation déborde d'idées, d'images, de thèmes, de leitmotivs ; un « carphanaüm pandémoniaque de la solitude » comme le dira si justement Baudelaire. A la lecture, impossible de ne pas constater cette nécessité pour l'auteur de s'auto-limiter dans ses excès qui font pourtant tout son charme. Ce Flaubert capable de lire plusieurs centaines d'ouvrages pour s'immerger dans son thème et le restituer, fond & forme, avec fidélité... parfois pour quelques lignes seulement. (et le bougre recommencera plus tard avec Bouvard & Pécuchet !) Flaubert a tenté tant bien que mal de faire tenir tout ça en 300 pages ; c'est une partie de lui qu'il ampute et l'on ressent encore la douleur des membres fantômes.

« Je t'ai dit que l'Education avait été un essai. Saint Antoine en est un autre. Prenant un sujet où j'étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, désordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n'avais qu'à aller. Jamais je ne retrouverai des éperduments de style comme je m'en suis donné là pendant dix-huit mois. Comme je taillais avec coeur les perles de mon collier ! Je n'y ai oublié qu'une chose, c'est le fil. » — Lettre à Louise Colet


Les premiers et derniers chapitres sont directement inspirés de la tentation de Saint-Antoine de Bruegel et d'une gravure de Callot¹ et proposent une succession de tableaux surréalistes où Antoine, jouet de Satan, délire sur sa falaise thébaine. Il est vrai que c'est une iconographie extrêmement fertile chez les peintres mais rarement utilisée par les écrivains.
Antoine voit ainsi défiler la reine de Saba, le buffet de Nabuchodonosor, des processions de dieux hindous, le Buddha, l'Olympe s'écroulant sous ses locataires, les plus hautes sphères célèstes et toutes les faunes, toutes les flores fantastiques ayant existé. Qui s'étonnera alors d'apprendre qu'Odilon Redon² a illustré en trois séries le livre et que Des Esseintes, dans A Rebours, le préfère aux autres Flaubert allant même jusqu'à faire réciter à une prostituée le dialogue entre le sphinx et la chimère ?

Et au milieu, on trouve ce dialogue, abrupt défilé des différentes hérésies du IIIe siècle où chaque courant, chaque faux prophète, chaque chef de file de secte vient illustrer ou expliquer en quelques phrases très (trop) didactiques un pan de sa cosmologie. Alors résonnent les noms à la saveur mystique : Simon, Apollonius, magiciens égyptiens, Allégories, Sethiens, Ophites, Caïnites, Sabaoth, Iabdalaoth, etc. Si ce chapitre des premières lueurs du Christianisme est des plus passionnants, en l'état ce catalogue rigide et foutraque est littérairement, il faut bien l'avouer, un peu pénible.


La Tentation de Saint-Antoine est à l'image des hallucinations subies par son héros, de ce crépuscule des dieux ou de ces chimères embryonnaires : terriblement envoûtante car associée à quelque chose d'inquiétant, de profondément trouble, elle est dans un déséquilibre constant qui ne peut que la mener à la chute ³.




___________________________
¹ http://tinyurl.com/Callot-Antoine
² http://tinyurl.com/Redon-Antoine
³ « J'ai déballé ma Tentation de saint Antoine et je l'ai accrochée à ma muraille, voilà tout. J'aime beaucoup cette oeuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï. Il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement. » — Lettre à Louise Colet
Nushku
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le 26 juil. 2012

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