Application SensCritique : Une semaine après sa sortie, on fait le point ici.

Le spectre de la valorisation : réponse à Éric Sadin

Éric Sadin est probablement aujourd’hui le critique le plus important de l’émergence des nouvelles technologies et des bouleversements ontologiques qu’elles engendrent. Cela fait une quinzaine d’années qu’il répète la même chose, ne faisant essentiellement qu’étoffer les éléments à charge pour justifier sa thèse : un processus est en mouvement, qui voit l’humain déléguer de plus en plus de ses fonctions primordiales à des systèmes technologiques. Un processus, donc, de dévitalisation, de négation de ce qui fonde l’être humain en propre, de destruction des liens sociaux charnels. Cela culmine dans une technologie, l’IA, qui devient guide de nos existences errantes et sans repères, acquérant une fonction d’injonction à l’action, et donc appelée à remplacer jusqu’aux capacités décisionnelles, reléguées, à terme, à n’être plus qu’un mode d’action-réaction dicté par la machine.


Bien sûr, Sadin n’est pas naïf. Le capitalisme n’a pas attendu le smartphone ou les IA génératives pour transformer l’humain en un appendice machinique dont la journée est rythmée par les injonctions pressantes des cadences de production, à mesure que le travail mort vampirise le travail vivant. Néanmoins, il a, selon lui, atteint un nouveau seuil dans la marchandisation de la moindre parcelle de nos existences, notamment de notre lien à autrui. Ce seuil mènerait même à une rupture, puisque désormais le réel dans son ensemble est en passe d’être constamment médié et orienté par des systèmes computationnels.


Le livre est donc à la fois une mise en perspective historique des technologies et un catalogage détaillé des fonctions humaines en perdition, de cette richesse de potentialités en chacun de nous qui meurt à petit feu, à mesure que ces technologies investissent le champ social pour le dévitaliser. Par sa critique maximaliste des nouvelles technologies, par sa volonté de traquer ce qui philosophiquement sous-tend leur existence, Sadin a une certaine pertinence qui le rend bien plus intéressant que les critiques mollassonnes, émanant souvent de l’université ou des journalistes, pesant le pour et le contre des technologies dans une balance supposée objective. Certaines de ses pages sont parmi les plus belles et vivantes analyses de ces rapports technologiques que nous entretenons régulièrement, et dont le danger serait de les naturaliser.


Il a néanmoins de grosses limites, venant du fait qu’il inscrit l’entièreté de sa réflexion dans le cadre étroit de la philosophie critique. Toute sa critique ne débouche strictement sur rien d’autre qu’un cri d’alerte moral. On le voit gesticuler dans le vide sur la nécessité d’un nouveau langage critique des technologies, sur la mise en place d’un bannissement – qu’on suppose étatique ou intergouvernemental – des IA génératives. Lui-même n’y croit pas un seul instant, pressentant que cette fuite en avant technologique est probablement inéluctable, que les systèmes computationnels sont appelés à gérer, orienter, voire dicter toujours davantage de pans de nos existences, et ce dès notre plus tendre enfance. Il se résigne à la simple indignation, en espérant qu’elle touche suffisamment de têtes pour qu’un réel changement soit possible. Comment ? On ne sait pas trop.


Le saut qualitatif qui manque à Sadin serait de passer de la philosophie critique à la critique de la philosophie. Car on l’observe constamment agiter ses deux hochets fétiches : glorifier les capacités humaines menacées par ces systèmes computationnels poussés en avant par un technolibéralisme débridé, et considérer la technologie comme une chose existant en soi. Pour résoudre l’énigme et remettre la critique de Sadin sur des fondements solides, ce sont ces deux partis pris qu’il faut attaquer.


Car, cher Sadin, ces capacités humaines que tu chéris tant, sur un mode qui ressemble dangereusement au cadre du sujet transcendantal kantien, s’inscrivent dans une formation sociale et historique déterminée, qui n’a eu de cesse de les dérober au plus grand nombre. Si ta position te permet vraisemblablement de les développer dans une certaine mesure, ça n’a jamais été le cas pour la majorité de l’humanité, dont l’essentiel de l’existence se structure autour de l’aliénation par le travail. La vie spectrale n’est donc pas tant causée par les technologies en premier lieu, que par le spectre de la valorisation désormais partout présent, qui réduit chacune de nos existences à n’être que des supplétifs de la marchandise.


La mise à mort croissante des relations sociales véritables n’a pas attendu le néolibéralisme ou le technolibéralisme (qui en élimine le charnel) pour exister. Elle n’est pas le fruit d’une idéologie spécifique qui aurait, sur le plan moral, placé le calcul, l’utilité et l’efficience avant l’humain. Elle s’est très concrètement et de manière immanente mise en marche à mesure que les rapports de production capitalistes se développaient, tuant les antécédents historiques féodaux, amplifiant l’antagonisme entre la ville et la campagne, intégrant tout lien humain à la logique de la rationalité marchande, et faisant de la relation d’objet à objet le mode naturel de fonctionnement du social. C’est uniquement parce que la réification, découlant directement du fétichisme de la marchandise, s’est imposée et naturalisée comme rapport fondamental, que les technologies, de l’ordinateur jusqu’aux IA génératives, ont pu prendre une place prépondérante dans nos existences. Ce n’est donc pas, comme le croit Sadin, une inclination humaine vers la paresse qui ferait que l’attrait des IA génératives est irrésistible. Tout ce qui, selon Sadin, relève de l’humain est en général une pure invention de son imagination, très ancrée dans la mythologie des Lumières.


Il en va de même, et c’est la deuxième thèse, de sa vision historique des technologies comme quelque chose en soi, qui mène à sa volonté donquichottesque de bannir les IA génératives. Si les IA génératives sont amenées à remplacer des fonctions sociales, c’est parce que ces fonctions sociales étaient déjà dévitalisées et machiniques. Sadin est donc dans une inversion complète des causes et des effets : au lieu de questionner les raisons pour lesquelles ChatGPT remplace aisément un agent de marketing quelconque ou un journaliste pigiste – ce qui le mènerait à une critique historique de la division du travail et de la myriade de fonctions sociales superflues nées du processus de circulation des marchandises –, il se contente de vouloir préserver cet ensemble du remplacement technologique. On l’imaginerait presque nous dire que se retrouver dans des salles de réunion exiguës pour pondre sur commande des stratégies marketing pour des firmes interchangeables relève de l’entretien des capacités humaines fondamentales.


Résumons. Si j’ai insisté sur les limites du discours de Sadin, tout n’est évidemment pas à jeter dans ses ouvrages. Il est sans doute celui qui décrit et analyse le mieux les rapports nouveaux naissants des technologies, dans une approche critique faisant souvent preuve de finesse d’esprit. Mais dans le cadre étroit de la philosophie critique, il ne débouche concrètement que sur des « il faudrait », des « si seulement », etc. Au contraire, intégrer les technologies dans une critique globale du capitalisme et de ses catégories – travail abstrait, marchandise, valeur d’échange, etc. – permet d’entrevoir que, dans un rapport social différent, ces mêmes technologies pourraient avoir un potentiel d’émancipation, car elles n’auraient pas le champ social nécessaire à leur devenir autonome, mais resteraient supplétives au contrôle de l’humain tourné vers les besoins sociaux. Aujourd’hui, c’est parce qu’elles ne sont que des apparats rattachés au processus général de valorisation, lui-même autonome et impersonnel, qu’elles visent à toujours plus marchandiser et donc appauvrir des pans sans cesse croissants de nos existences.

Ce ne sont donc pas des interdictions – qui de toute façon n’adviendront pas – qu’il s’agirait de mettre en place, mais la survenue d’une révolution sociale qui abattrait, dans un processus historique long, le substrat marchand qui maintient les technologies dans une logique d’aliénation de l’homme. Une révolution sociale qui n’est possible que parce que la maturation historique, par un marché mondial en interpénétration permanente, un développement sans frein du capital fictif, une éviction toujours plus importante du travail vivant du processus de production et une baisse tendancielle du taux de profit général, fait que les contradictions explosives du mode de production capitaliste peuvent, pour la première fois, générer une crise mondiale insurmontable, installant une instabilité durable propice à ce que la lutte des classes débouche sur le renversement total de la société.

Subversion
6
Écrit par

Créée

le 29 août 2025

Critique lue 33 fois

Subversion

Écrit par

Critique lue 33 fois

4
4

Du même critique

Pale Rider, le cavalier solitaire

Pale Rider, le cavalier solitaire

le 27 août 2017

Clint Eastwood, par Clint Eastwood

Permettez-moi d'être dubitatif sur le statut de ce film. Considéré souvent comme un des grands westerns des années 80, Pale Rider ne me semble pas du tout mériter sa réputation. Le fameux personnage...

Les Funérailles des roses

Les Funérailles des roses

le 9 déc. 2017

Ambivalence

Puisqu'au Japon les années 70 étaient le terreau fertile à un cinéma transgressif exposant les tabous de la société japonaise au grand jour, il était logique que la communauté des homosexuels et...

All About Lily Chou-Chou

All About Lily Chou-Chou

le 16 févr. 2019

Simulacres et gouffre générationnel.

[Il s'agit moins d'une critique que d'une tentative d'analyse, issue d'un travail académique plus vaste]. Shunji Iwai est un cinéaste de la jeunesse : dans la grande majorité de ses films, il n’a...