« Le fou n'est pas un homme qui a perdu la raison. Le fou est un homme qui a tout perdu sauf sa raison. » G.K . Chesterton


A la manière de Sartre, voulant légitimer l’existentialisme en faisant appel à l'humanisme, il est actuellement très tentant d’adopter cette démarche pour qui veut défendre le christianisme. L'humanisme semble être en quelque sorte le passage obligé pour atteindre une certaine respectabilité de par le monde. Le christianisme serait donc la matrice de l'humanisme : il s'en trouverait grandi, non par lui-même, mais comme origine de quelque chose qui le dépasse.


Mais n'allons pas trop vite. Que veut-on dire par "humanisme" ? Désigne-t-on par là le mouvement culturel européen de redécouverte de l'antiquité qui commença à la fin du XVIe siècle ? Serait-ce plutôt une attitude philanthropique floue, faite de compassion et d'amour envers son prochain ? Ou une démarche philosophique de sortie "hors de l'état de tutelle" dont l'homme est lui-même responsable (pour paraphraser Kant) ?


Ma critique ne pourra malheureusement donner qu'une vision très parcellaire du livre, sa densité me contraignant à faire des choix. Elle se limitera à montrer que l'humanisme, loin d'être un "rameau" du christianisme, est en contradiction flagrante avec lui (je n'aborderai pas la question de la responsabilité du christianisme dans l'apparition de celui-ci). Que l'humanisme, loin d'être un vecteur d'émancipation et de progrès, assèche toujours plus le monde et mène celui-ci tout droit au nihilisme.



Le discours philosophique et sa limite



L’humanisme a partie liée avec l’histoire de la pensée, donc de la philosophie. Qu'est-ce que la philosophie ? La philosophie se présente comme le discours que porte la raison humaine sur la "Vérité" (quand bien même cette Vérité se présenterait comme l'absence de vérité). Pour faire simple, toute l'histoire de la philosophie occidentale peut se résumer à cela : le dévoilement d'une vérité nouvelle venant réfuter une vérité plus ancienne, donc moins véridique.


Et pourtant, en l’examinant de plus près, un doute vient planer en amont sur la légitimité d’un tel discours. Pour le comprendre, demandons-nous quel est véritablement l'objet du discours philosophique. En gros, le philosophe est-il véritablement certain de disserter sur le monde tel qu'il est et non tel qu'il se le représente ? Argumente-t-il sur le monde ou sur sa propre vision du monde ? La philosophie ne peut se départir du sujet qui réalise l’acte de philosopher. Pour faire simple, l’individu voyant les choses comme Aristote aura tendance à discourir comme Aristote tandis que celui questionnant le monde comme Descartes répondra à la manière de Descartes. Ultimement, le philosophe ne force-t-il donc pas les choses à se conformer à son propre système philosophique ?


Et si, au lieu de parler pour la Vérité, la philosophie parlait pour le mensonge ?


Le philosophe intime donc au monde l'ordre d'être conforme à l'idée que ce discours se fait de ce monde : l'objet véritable du discours philosophique, en dépit des apparences, ne serait-il donc pas plutôt le discours philosophique lui-même ? Allons plus loin dans la provocation : cette discipline est-elle beaucoup plus qu'une sorte de branche annexe de la rhétorique ?


« Comment nommer autrement une discipline jouant avec les mots et les choses, qui les organise suivant un certain ordre, puis les désorganise, puis les réorganise, sans jamais que ces mots et ces choses puissent ou veuillent dire autre chose que ce que l’auteur de ce jeu a, d’entrée, décidé qu’ils diraient ? Comment nommer autrement une discipline qui fonde son pouvoir de conviction sur de simples figures de styles ? »



Du côté de la vie



On peut maintenant se demander, en passant en quelque sorte de "l'autre côté du miroir", si le monde pourrait avoir quelque chose à dire de lui-même, sans passer par la philosophie. La démarche est ici à l'opposé du discours philosophique : laisser le monde parler, adopter face à lui une attitude d'humble auditeur. Existe-t-il des "langages" venus d'autres rivages nous permettant de prêter l'oreille au monde ? La parole poétique, le récit mythologique et l'attitude mystique sont historiquement de ceux-là : au contraire du discours philosophique ils se réalisent par l'ébranlement du concept de "sujet". Elles prennent le pari de laisser les choses "être", là où la philosophie assujetti le monde en ordonnant, classant, conceptualisant les choses. Ces disciplines se réalisent donc non par la maîtrise d’un sujet pensant sur le monde mais grâce au dépouillement du concept même de "sujet". "Connaître" le monde, c'est le "co-naître", naître ensemble, naître avec lui. Laisser les choses être et les percevoir comme pour la première fois, ne pas les figer dans l’abstraction d’un concept.


Ne nous trompons pas sur l’ambition du livre. Son but n’est pas de dévaluer toute entreprise philosophique pour faire l'éloge des seuls caprices de l'imagination : dans un monde idéal les deux devraient pouvoir coopérer en tant que moyens d'ouverture possible sur les choses. Pourtant, en occident, il est difficile de contester que le récit mythologique est mort. Au mieux, on croit rendre service aux mythes en les "disséquant" via une recherche philosophique effrénée d'allégories et de symboles. Dans le pire des cas, l'attitude consiste tout simplement en une lecture littérale des textes sacrés (la Genèse par exemple, dans un but apologétique (créationnistes) ou non (scientistes)). Je ne vais pas m’étendre sur le mysticisme et la poésie qui sont eux aussi considérés comme des vieilleries en voie de disparition. La raison a fait plus que prendre le dessus sur l'imagination : elle l'a colonisée brutalement.



L'humanisme



Après ces détours laborieux mais nécessaires pour défricher le terrain revenons au point de départ : c'est quoi "l'humanisme" ? L'humanisme désigne l'idéologie du discours philosophique que l'occident se fait de l'homme.


En tant qu'idéologie c'est une idée figée, qui se répète indéfiniment elle-même : c'est l'inverse de l'acte de penser. A la manière de Marx, se défiant de l'idéologie portant son nom "Je ne suis pas marxiste", l'humanisme n'est pas l'apanage d'un penseur particulier des temps modernes. Il consiste plutôt en un amalgame de stéréotypes fossilisés ayant leurs origines chez plusieurs grands philosophes.


Mais quels sont donc ces stéréotypes propres à définir l'humanisme ?



  • La position de l'homme comme grand déterminant des choses. Avec le corollaire selon lequel seul l'intellectuel est capable d'occuper, concrètement, cette position. Est donc blasphématoire toute pensée qui ne voit pas en l'homme le grand déterminant du monde.

  • L'identité entre l'essence des choses et leur intelligibilité rationnelle. En conséquence ce qui n'est pas déterminable dans la chose est une illusion.

  • La raison, seul chemin qui mène de l'homme comme déterminant du monde au monde comme déterminé par l'homme. La raison n'est pas un outil au service de celui qui l'emploie, elle existe en soi et seul l'intellectuel possède la connaissance de cet "en soi". L'intellectuel est l'avant garde de l'humanisme, son prêtre.



Les choses figées



Que résulte-t-il de ces prémisses ? Développées à leur terme, quelles conséquences ont-elles ?


Pour effectuer correctement cette tâche de détermination du monde l’homme ne doit pas être lui-même au préalable déterminé : le type idéal d'humanité dont l'humanisme a besoin est une abstraction qu'on appelle "l'Homme". Non pas l'homme concret englué malgré lui dans ses déterminismes (religieux, biologiques, nationaux) mais l'homme abstrait, celui des Lumières, celui des "droits de l’Homme". Cet arrachement aux particularismes va de pair avec le triomphe de la Raison (voir plus bas). Nietzsche, avec sa lucidité, avait entrevu un tel Homme : c'est ce qu'il nomme le "dernier homme", une page blanche qui n'est rien, sans passion et sans passé. Une simple puissance d'arraisonnement du monde au nom de la Raison.


L'Humanisme implique une vénération toujours accrue de la Raison critique (malgré les apparences, même une "déconstruction" de la raison se fera toujours en son nom). La Raison ne peut s'accomplir en tant que telle si et seulement si elle est vierge de toute détermination. Il existe donc une "Rationalité en soi", coupée du monde. On aperçoit en filigrane le "cogito" de Descartes et la "Raison pure" de Kant. Les rationalités concrètes (celle du bureaucrate par exemple étant différente de celle du médecin, etc.) sont imparfaites, soupçonnables car entachées d’irrationalité. Cette Raison transcendante passe par la médiation de l'intellectuel.


L’arraisonnement toujours accru des choses finit par obliger celles-ci à se conformer à ce que la Raison en dit. L'humanisme trouve ici des alliés de poids : l'assujettissement des objets est rendu possible par la technique et l'économie. La "technicisation" et "l'économisation" du monde produit une sorte de cartographie identique de marchandises indifférenciées. La marchandise et la technologie est ce qui reste des choses vivantes une fois passé le filtre de l’utilité Rationnelle.


Il est important de noter que la neutralisation de l’homme, le despotisme de la Raison, la marchandisation du monde et la dépendance à la technologie sont indissolublement liés au sein de cette "superstructure" qu’est l’Humanisme. Impossible de garder l’un pour supprimer l’autre. Dans ce contexte, on peut noter que l’humanisme voit dans le scientisme l’accomplissement ultime de son discours sur le monde (et annonce un "trans-humanisme"). Un "discours" (peut-on encore parler de discours ?) figé en abstractions mathématiques venues remplacer le langage humain imparfait, une langue philosophique idéale dont le contenant se confond avec le contenu, le signifiant avec le signifié.


La modernité se pense elle-même en tant projet. Or, par définition, un projet peut échouer, l'expérimentation peut se solder par un échec. Nietzsche, dans son Zarathoustra, diagnostique parfaitement notre situation présente : "Faisons une expérience avec la Vérité ! Peut-être l'humanité sombrera-t-elle ainsi ! Peu importe, en avant !". L'idéologie du discours philosophique occidental sur l'homme, loin d'avoir tenu ses promesses de bonheur, d'autonomie et de liberté, fige chaque jour le monde dans des abstractions figées. Le Nihilisme guette sous l’apparence bénigne de l’Humanisme.
On ne se défait pas facilement d'une idéologie qui se veut totalisante et on ne peut éviter l'humanisme qu'en "sautant par-dessus" ses prémisses. En gros, il faut être encore capable de croire qu'au-delà de la "Raison" le monde possède des trésors à nous dévoiler. Une croyance bien incertaine, certes, qu’on peut se représenter sous la forme d'un "pari". Le pari qu'au-delà des abstractions figées il existe bien une réalité vivante quelque part. Peut-être était-ce aussi cela, la signification cachée et profonde du "Pari" de Blaise Pascal.


« Les philosophes ont toujours préféré les diagrammes et les théories aux peintures d'après nature, et l'enfantillage des mythes proteste à sa façon contre une religion qui n'est plus une image, mais une épure. Tantôt le philosophe peint son disque tout en noir, et s'intitule pessimiste, tantôt en blanc, et se proclame optimiste ; tantôt il se fait un beau disque mi blanc mi noir et s'avoue dualiste. Comment donc eût-il pressenti l'art souverain dont la touche magistrale allait d'emblée jeter en place des proportions conformes au réel, vivantes et se jouant de toute symétrie ? » G.K. Chesterton

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le 28 août 2021

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