James Baldwin a écrit Le Diable trouve à faire à Saint-Paul de Vence en 1975, un peu après la cinquantaine, dans sa pleine maturité intellectuelle. Le livre, publié aux États-Unis en 1976 (sous le titre The Devil Finds Work), n’a été traduit en français qu’en 2018 (chez Capricci), sans doute dans la foulée du superbe film de Raoul Peck consacré à Baldwin, I Am Not Your Negro, sorti en 2016 et qui a donné lieu à un livre paru un an plus tard (où l'on retrouve d'ailleurs des pages du Diable trouve à faire).


Entre essai politique, critique cinématographique et autobiographie intellectuelle, Le Diable trouve à faire est d’un genre inclassable, comme son auteur, cet « homme-monde », selon la très belle formule de l’universitaire lausannois Antoine Chollet. Comme dans ses essais, ses romans ou ses poésies, Baldwin déconstruit les stéréotypes et les fantasmes qui touchent en particulier les Blancs, les Noirs et leurs relations, charriés notamment (mais exemplairement) par le cinéma pour construire la légende à laquelle un pays veut se donner l’illusion de croire. Mais ce qui en ressort, dit Baldwin, c’est « l’angoisse des gens pris au piège d’une légende ». Il précise : « Il est terrible d’être pris au piège de sa propre histoire et d’essayer dans le même mouvement (et dans cette vie, notre vie !) de l’accepter, la nier, la rejeter et la racheter – mais aussi, à quelque niveau que ce soit, d’en profiter*. »


Ce disant, Baldwin ne se fait pas donneur de leçon : il s’inclut dans cette vaste entreprise idéologique – et c’est un des nombreux traits de génie de ce livre de montrer comment lui-même a pu se perdre dans des illusions et comment s’en être dépris ne suppose pas qu’il n’en soit pas encore empreint. À la fin du livre, il parle de l'effet que lui a fait L’Exorciste en lui rappelant le rapport qu'il avait eu à la religion, à Dieu, au Diable (convoqué dans le titre du livre), et ce que ce rapport avait induit chez lui de terreur devant la possession démoniaque ; il conclut par ces mots, qui me semblent pouvoir se généraliser à tout mécanisme d'adhésion idéologique : « Il était très important pour moi de ne pas faire semblant d’avoir surmonté la douleur et la terreur de cette époque de ma vie, de ne pas faire comme si elle ne m’avait laissé aucune marque. Elle m’a marqué à jamais. »


Le ton acerbe et l’ironie mordante donnent à ce livre ce style si reconnaissable de Baldwin, d’une incroyable vivacité. Son acidité lucide – ou l’inverse – lui permet de dénoncer l’indicible avec esprit, redoublant l’effet de ce qu'il écrit. Baldwin n’édulcore jamais son propos, à l’exact opposé du discours hollywoodien qu’il dénonce avec une verve qui exalte son indignation. S’il y a bien encore chez le Baldwin mûr quelque chose du prêcheur qu'il a été adolescent, ce n’est cependant pas à la foi, à l’émotion, à la pitié qu’il s’adresse : c’est la raison de son lecteur qu’il vise. La brillante intelligence de Baldwin (doublée d’une culture considérable), mise au service d'un discours soumis à son lecteur, donne à ce dernier la sensation – pas si fréquente – qu’il le met à son niveau : car Baldwin ne se met pas en surplomb de son lecteur ni de ce qu’il décrit, puisqu’il s’y inclut et y inclut son lecteur sans condescendance ; Baldwin n’explique rien : il donne à penser, ne suppose pas son lecteur ignorant, mais au contraire conscient comme lui de ce qu’il dit, comprenant comme lui ce qu’il décrit, puisqu’il s’y inclut et y inclut son lecteur sans condescendance ; il ne suppose pas son lecteur ignorant, mais au contraire conscient comme lui de ce qu’il dit, comprenant comme lui ce qu’il décrit – et c’est à cette conscience, à cette compréhension, à cette intelligence qu’il s’adresse.


* La traduction de la parenthèse dans ce passage est de moi, car celle de la traductrice Pauline Soulat n’a pas de logique syntaxique à mon sens : je le signale car le nombre considérable de coquilles et les nombreux passages syntaxiquement bancals me donnent à douter de la qualité de la traduction, même si je ne peux pas en juger vraiment faute d’avoir lu la version originale du livre en anglais.

LuigiCamp
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le 22 mai 2025

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