Je commencerai par dire que Le Moine porte assez mal son titre. En effet, il s’attache à un personnage du roman, assez central mais non pas le seul. Le livre présente et entrecroise trois fils narratifs, trois récits principaux qui se déroulent essentiellement à Madrid avec des personnages différents — différents en classe, identité sociale ou genre — qui finissent par se rejoindre à partir du milieu du roman. D’ailleurs, ce fait peut être déroutant lorsqu’on passe au début — sans raison clairement apparente de prime abord — plus de deux chapitres sans le moine, surtout après le twist dans le monastère. Oui, le début est un peu laborieux mais la patience jusqu’à la chute et la virtuosité du dernier quart vaut le détour. Toutefois, ce qui a rendu le début prenant est aussi la séduction opérée par ce moine qui avait quelques réflexions très propres et pertinentes. Les dialogues concernant l’ermitage et la tentation de la vie dans le jardin entre Ambrosio (le moine en chef) et Rosario (un autre moine) en sont les plus exemplaires :
L’homme est né pour la société. Si peu qu’il soit attaché au monde, il ne peut ni l’oublier entièrement, ni supporter d’en être oublié. Dégoûté des crimes ou de l’absurdité des hommes, le misanthrope les fuit ; il se résout à se faire ermite, s’enterre dans le creux de quelque sombre rocher. Tant que la haine enflamme son sein, il peut se trouver satisfait de sa condition ; mais quand son ressentiment commence à se refroidir, quand le temps a mûri ses chagrins et guéri les blessures qu’il avait emportées dans sa solitude, croyez-vous que cette satisfaction demeure sa compagne ? Oh ! non, Rosario. N’étant plus soutenu par la violence de son animosité, il sent toute la monotonie de son genre de vie, et son cœur devient la proie de l’ennui et de la lassitude. Il regarde autour de lui et se voit seul dans l’univers ; l’amour de la société se ranime dans son cœur, et il brûle de rentrer dans ce monde qu’il a abandonné. La nature perd pour lui tous ses charmes, personne n’est là pour lui en montrer la beauté, ou pour en admirer avec lui la grandeur et la richesse. Appuyé sur un fragment de rocher, il contemple d’un œil distrait l’eau qui tombe en cascade ; il voit sans émotion la gloire du soleil couchant. Le soir, il revient lentement à sa cellule, car personne n’y attend son arrivée ; il prend sans plaisir et sans goût son repas solitaire ; il se jette sur son lit de mousse l’âme mécontente et découragée, et il ne s’éveille que pour recommencer une journée aussi terne, aussi monotone que la précédente.
Le roman est pourtant long à démarrer et tous les récits entremêlés ne se montrent pas aussi intéressants que ceux du moine. Par ailleurs, quelques changements narratifs m’ont interpellée par la suite cependant. Parmi eux, le changement de caractère de Matilda après la consommation du pécher avec son amant, changement remarqué lui-même par ce dernier. Ou encore, l’amour naissant très impromptu du personnage de la jeune fille vertueuse (Antonia) pour un jeune homme (Lorenzo) tout aussi vertueux qui se sont pourtant vu qu’une fois sans presque un parole… Puis, quelques réflexions un peu passées, notamment sur l’essence de la femme et l’essence de l’homme, mais bon avec un si vieux roman c’est le jeu, ça ne me dérange plus. En vérité, par la suite, j’ai trouvé que le caractère d’Ambrosio s’avère moins fouillé qu’aux premiers psycho-récits et monologues rapportés. Dans un certain sens, à partir du milieu du roman, au fur et à mesure, on prêtait beaucoup de qualités à Ambrosio sans assez les montrer. Aïe, aïe, aïe : “show don’t tell” me direz-vous.
Pourtant la fin est grandiose et la critique acerbe. La confusion entre désir et amour, l’absence de compatibilité systématique entre bonté et foi, la violence structurelle et populaire, la superstition et le ridicule de certains personnages qui rendent le livre très drôle, et puis le côté démoniaque et fantastique (sans trop en dire) poussés à l’extrême et d’une façon si réussie ! Vous l’aurez compris, le livre est assez inégal en termes de rythme et parfois en construction de personnages mais le dernier quart rattrape tout.