Je me suis longtemps demandé pourquoi les guerres civiles, et notamment celle qui a déchiré l’Espagne, figurent parmi les plus atroces ; j’en suis arrivée à la conclusion que c’est justement leur nature fratricide qui les rend si meurtrières. Dans ce type de conflits, l’ennemi n’est pas l’autre, l’étranger dans lequel on ne se reconnaît pas et dont on espère triompher sans pour autant chercher à l’exterminer complètement, une fois mis en déroute. Celui que l’on combat, on l’a connu sur les bancs de l’école, on le croisait la veille dans la rue, peut-être mangeait-il à notre table. Lorsque, tenant de l’ordre ou partisan du peuple, il épouse la cause adverse, il devient irrémédiablement le traître, le frère ennemi, détestable avatar de Caïn qui doit être radicalement anéanti. Dès lors, aucun pardon, aucune réconciliation n’est possible. A la terreur blanche répond la terreur rouge : dans les rues des villes et des villages le sang coule à flots, aux exécutions sommaires répondent d’épouvantables massacres. Lorsque triomphe le franquisme, ceux qui sont morts en ayant épousé la cause nationaliste seront vénérés comme les martyrs du nouveau régime tandis que les morts républicains, présentés comme des ennemis de l’Espagne, seront marqués d’ignominie.


A l’instar de ces successions jamais réglées, certains deuils impossibles à accomplir se transmettent de génération en génération. Des milliers de corps anonymes toujours enfouis dans les fosses communes de la guerre civile espagnole réclament aujourd’hui encore une justice qui ne leur a jamais été rendue et continuent à hanter la mémoire d’une démocratie bâtie sur l’hypocrisie et le pacte d’oubli présenté comme un mal nécessaire. A l’heure où l’Espagne s’est engagée à exhumer le corps du Caudillo hors de son mausolée, il est bon de se souvenir de ce scandale qu’a constitué ce déni de mémoire, pas encore entièrement réparé aujourd’hui.


Quant aux enfants des franquistes ils ont, eux aussi, un deuil à accomplir : celui de l’innocence perdue, de l’honneur mis à mal, de la honte qui a changé de camp. Ceux qui furent enterrés avec les honneurs, qu’on a pleurés, certes, mais qui ont à l’époque rempli de fierté leur famille sont devenus des héros bien encombrants. Mais peut-on pour autant les condamner sans les connaître ? C’est ainsi qu’après avoir longtemps hésité, Javier Cercas s’est un jour décidé à investiguer sur son grand-oncle maternel, Manuel Mena, jeune phalangiste de 19 ans tombé à la bataille de l’Ebre. Son roman est celui d’une double histoire : celle qu’il reconstitue à partir du témoignage des derniers survivants de cette boucherie et qui finit par faire revivre la mémoire de ce parent éloigné, et celle de la genèse d’une écriture qui n’allait pas de soi.


Au sein du village catalan d’Ibahernando, le conflit opposa les pauvres au plus pauvres, ceux qui n’avaient rien à perdre à ceux qui redoutaient de perdre le peu qu’ils avaient. Comme nombre de petits propriétaires terriens incultes, effrayés par les rumeurs à propos des milices anarchistes et qui, n’étant jamais sortis de leur village, n’ont pas compris à quel point ils étaient manipulés par les financiers et les gros propriétaires terriens, la famille maternelle de Cercas a soutenu le franquisme. Et lorsque Manuel Mena, mû par un idéal bien sûr fallacieux et détestable, est tué au combat, il est enterré avec les honneurs et pendant des décennies devient l’objet d’un véritable culte : tel l’Achille de l’Iliade, il est le héros qui a connu la belle mort .


Mais ce que découvre le maître du "roman factuel" derrière le mythe, c’est un autre Manuel, toujours Achille, certes, mais tel qu’il apparaît dans l’Odyssée : un Monarque des Ombres, dont la mort aura été vaine, puisqu’il s'est sacrifié pour une abjection, un jeune homme conscient au bout du compte de s’être fourvoyé, désabusé, taciturne et peut-être, par son abnégation, plus authentiquement héroïque qu’on aurait pu le croire.


En lisant l’histoire de Manuel Mena, je n’ai pu m’empêcher d’établir un parallélisme avec une autre histoire, bien plus intime : celle de ce lointain aïeul, pédagogue passionné, poète à ses heures, fraîchement nommé gouverneur de province lorsqu’éclata la guerre civile, assassiné à Grenade avec une cinquantaine de professeurs, magistrats ou fonctionnaires restés fidèles à la République et dont les restes n’ont à ce jour pas encore été retrouvés. Si la guerre est souvent une affaire d’hommes, c’est par les femmes que sa mémoire m’a été transmise, sans aucun manichéisme, avec ses exécutions sommaires, ses assassinats, ses viols collectifs. Une seule conviction cependant : celle d’avoir été envers et contre tout, en dépit des meurtres, de la confiscation des biens, de l’ostracisme subi, de l’exil inévitable si l’on voulait conserver ses ambitions en même temps que son idéal, celle d’avoir été du côté du droit et de la démocratie.


Que nous le voulions ou non, la mémoire de ceux qui nous ont précédés a façonné notre propre histoire, même si cet héritage s’avère lourd à porter. Dans ce beau roman plein d’humanité, Javier Cercas entend laisser une trace vivante et pleine de nuances de ce grand-oncle qu’on ne peut certainement réduire à la cause qu’il a embrassée. Quel que soit le camp où on se trouvait, cette guerre aura été une tragédie sans nom. Oser, sans tabou, briser le silence est sans nul doute la seule manière d’assumer véritablement son devoir de mémoire, d’œuvrer à une réconciliation fondée sur la justice, et c’est ce qui manque à l’Espagne d’aujourd’hui, hésitant encore et toujours entre amnistie et amnésie.

No_Hell
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le 21 janv. 2019

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No_Hell

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