Ne pas tout dévoiler est un art, aussi bien dans le cinéma que dans la littérature. Un difficile travail d'équilibriste qui consiste à tenir en haleine le lecteur/spectateur sans jamais le frustrer de ne pas savoir ou de le perdre par un manque de contenu. Certains réalisateurs/écrivains s'y sont cassés les dents tandis que d'autres ont réussi l'exercice avec brio. C'est le cas de l'écrivain lorrain Philippe Claudel avec son roman Le Rapport de Brodeck qui ne situe ni le lieu, ni la date de son récit.


La description des lieux, des personnages et la langue utilisée laissent envisager que l'action se déroule dans une région montagneuse, quelque part à la frontière allemande ou autrichienne, peu de temps après ce que l'on devine être la Seconde Guerre mondiale. Un petit village, niché dans ces montagnes et coupé de la civilisation est le théâtre d'un meurtre, celui d'un étranger fantasque venant par l'unique route qui relie le village à la frontière. Cet horrible crime est perpétré dans l'auberge par la majorité des hommes. En réalité tous étaient là, sauf Brodeck, habitant dans une bicoque excentrée du village, anciennement déporté dans un camp de la mort pendant la guerre, et qui arrive fortuitement dans l'auberge peu après le crime. Brodeck se retrouve contraint d'écrire un rapport sur la mort de l'étranger, que tout le monde appelait l'Anderer. De ce manuscrit naîtra un second, celui de sa vie. Tout ceci exhumera les horreurs de la guerre, entraînant le lecteur dans un tourbillon abject de haine, de peur, de lâcheté, de violence et d'ignorance.


Le livre s'attaque de front, en somme, à la bêtise humaine. Celle qui nous a conduit à ce qui aurait du être innommable, mais sur laquelle nous nous sommes efforcés au cours de l'histoire de donner un nom, la haine. La haine de ce que l'on ne comprend pas, la haine de qui nous est différent. La haine en remède à notre ignorance, notre incompétence, nos limites… Claudel ne mentionne pas une fois les mots juifs ou Shoah, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. Le Rapport de Brodeck est un témoignage, fictif certes, mais qui parvient à donner corps à ce que l'on a tous étudié dans nos livres d'Histoire.


Ce livre a été adapté en bande dessinée par le célèbre auteur de Blast, Manu Larcenet. Epoustouflant, d'une noirceur à faire passer les œuvres de Christophe Chabouté pour du Technicolor, cette adaptation en deux tomes est à recommander autant que le roman.


Récompensé par le prix Goncourt des lycéens, Le Rapport de Brodeck est un roman qui possède un formidable pouvoir d'accroche. La maîtrise de la ponctuation, notamment de la virgule, donne un rythme entraînant, presque envoutant. Les révélations, sur le passé de Brodeck, ainsi que sur celui du village, sont riches de sens et de morales.


Le livre se termine ainsi "Brodeck, c'est mon nom. Brodeck. De grâce, souvenez-vous. Brodeck." Moi, en tout cas, je me souviendrai de toi Brodeck. Ne t'en fais pas, je me souviendrai de toi. Toi, l'homme qui est revenu de là où l'on ne revient pas.

Vincent-Ruozzi
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le 14 févr. 2019

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Vincent Ruozzi

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