9 avril 1939 : à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, Marian Anderson – l’une des plus talentueuses et des plus célèbres contraltos de l’époque – donne un concert devant le Lincoln Memorial (Washington) et 75.000 spectateurs. En plein air, car en raison de sa couleur de peau, la salle de concert dans laquelle elle devait se produire lui fut interdite, alors même que la diva venait d’être acclamée sur toutes les plus grandes scènes des capitales européennes.

C’est à ce concert que Delia Daley et David Strom se rencontrèrent. Delia Delay, noire, fille d’un charismatique médecin de famille de Philadelphie, passionnée de musique et dotée d’un talent réel pour le chant. David Strom, blanc, juif allemand, ayant fui l’Allemagne nazie pour se réfugier dans un pays qu’il ne comprend pas et dont il parle tout juste la langue, physicien travaillant sur la relativité du temps dans les traces d’Einstein, professeur à la prestigieuse Université de Columbia.

Une rencontre improbable qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Et qui ne fut possible que grâce à leur passion commune pour la musique. La musique, omniprésente, véritable thème de ce fabuleux roman.

Contre l’avis de tous, Delia et David se marièrent. La gentillesse, la simplicité et l’érudition scientifique de Da conquirent toutefois sa belle-famille. Mais dans l’Amérique ségrégationniste, les difficultés qu’eurent à surmonter le couple mixte furent innombrables. Confinés aux bas quartiers, leur vie ne fut qu’une lutte de chaque instant. Endurer les réprobations de tous. Survivre plutôt que vivre.

La naissance de leurs trois enfants (Jonah, Joseph et Ruth) compliqua encore leur situation. Le métissage les excluant des deux communautés, ils furent rejetés par la population blanche car de peau mate et marginalisés par la communauté noire car de teint anormalement clair. Entre les deux. Ni l’un, ni l’autre. Leurs parents les élevèrent donc au-delà de la couleur, niant le clivage scindant les Etats-Unis en deux, rejetant toute notion de caste. Leur famille était ce qu’elle était et l’avenir leur appartenait. Et pour leur éviter de se heurter au monde extérieur, ils furent scolarisés à la maison : Delia pour la musique, Da pour les sciences. On apprend les math, l’anglais, la physique en chantant. On mange en chantant, On va se coucher en chantant. La musique élevée au rang de culte.

Rapidement, les talents des deux garçons s’affirmèrent : Jonah en chanteur virtuose, Joseph en pianiste hors pair. Ecole de musique. Internat. Apprentissage. Progrès fulgurants. Jonah se transforma peu à peu en machine à remporter des prix et gagner des concours. Les deux frères en tournée, sur scène, l’aîné et sa voix d’or accompagné du cadet et de son piano.

Une famille hors du temps, au milieu des événements qui bouleversèrent l’Amérique depuis la guerre jusqu’aux années 90 : Pearl Harbor, les bombes atomiques larguées sur le Japon, l’embrasement de Harlem, la marche sur Washington et le discours historique de Martin Luther King, l’assassinat de JFK, celui de Malcom X, les émeutes de Watts, l’assassinat de Memphis, le Voting Rights Act, la guerre du Viet Nam, la conquête spatiale, les émeutes de L.A. engendrées par l’affaire Rodney King… qui s’achevèrent avec le Million Man March de Washington en 1995. Toute l’Histoire des Etats Unis d’Amérique et de la lutte pour l'égalité des droits civiques à travers la carrière musicale des deux frères. Alors que les bombes explosent, que des quartiers entiers sont les proies des flammes, que la loi martiale est décrétée et que l’armée venue en renfort tire pour tuer, le lecteur écoute Schubert, Dowland, Beethoven, Bach, Palestrina. Mais aussi James Brown, Duke Ellington, Ella Fitzgerald, Miles Davis, Thelonious Monk ou John Coltrane.

C’est Joseph le narrateur de cette saga familiale. Le membre le plus neutre et le plus en retrait de cette famille hors du commun. Alors que la famille connait des dissensions, il lutte également pour rétablir l’unité des siens. Le ciment, le trait d’union entre Jonah le ténor mondialement adulé, Da le scientifique perpétuellement dans la lune et la tête dans ses galaxies et Ruth la petite dernière qui, exaltée et révoltée, a choisi de renier son père blanc pour rejoindre les Black Panthers et la clandestinité. Joseph est le personnage central de cette famille, posé, lucide. Il ne sait comment se positionner par rapport aux siens, à la société en pleine mutation. Il passe sa vie à se chercher et à servir les autres. Son témoignage confère au récit une grande distance par rapport aux bouleversements, à la guerre qui ravage le sol américain.

Une écriture d’une beauté inouïe pour un livre d’une richesse extraordinaire que ces quelques notes ne suffisent pas à résumer. Un livre très ambitieux et d’une rare puissance. Des personnages magnifiquement bien campés, d’une grande humanité, d’une grande justesse. Je n’avais jamais rien lu de tel. Rien qui m’emporte à ce point, qui me touche tant. L’horreur de la lutte contre la ségrégation confortablement installé dans un fauteuil moelleux d’une salle de concert à écouter des arias. Un demi-siècle d’Histoire et mille ans de musique.

Un livre gigantesque, ne serait-ce que par son épaisseur (plus de 1000 pages dans sa version poche) qui m’aura accompagné durant quatre merveilleuses semaines. Pour la première fois depuis des années, je n’ai pas dévoré le texte page après page. J’ai pris mon temps, j’ai savouré, tiraillé entre la hâte de connaître la suite et le souhait de prolonger la magie. J’ai su dès la page 200 que mon top 10 n’allait pas résister à cette immense vague : j’en attendais beaucoup, Richard Powers m’en a donné encore bien davantage. Puis mon podium personnel s’est mis à trembler sur ses bases pourtant solides. Le temps où nous chantions a finalement pris la tête de ma sélection. J’en reste ahuri.

Il me faut maintenant passer à autre chose. Je ne sais pas bien comment. Me plonger dans un autre livre qui ne pourra supporter la comparaison. Redescendre et revenir sur terre.

Magistral. Je suis orphelin !
BibliOrnitho
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le 28 févr. 2013

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