Le roi de l'image oralisée, donc vivante.....

Bonjour à tous,


Aujourd' hui, je m' en vais faire la critique de ce poète, quasi inconnu de tous. Verlaine l' a détérré, du fond du trou. Mais, il y reste, très largement, aujourd' hui.


En 1873, à la parution des Amours jaunes, une révolution décisive s'opère dans la poésie
française. Le Romantisme est passé, le Parnasse s'essouffle. Baudelaire a livré une oeuvre dont
l'influence s'étendra désormais sur tous les poètes à venir. Lautréamont a publié les Chants de
Maldoror et les Poésies sans aucun retour du public, avant de mourir dans des circonstances
mystérieuses. Rimbaud compose son oeuvre pour bientôt, lui aussi, s'éclipser totalement du
champ poétique. Le symbolisme est en train de naître, Verlaine et Mallarmé sont déjà présents.
C'est donc toute la poésie moderne qui éclot.


C'est aussi le temps des "poètes maudits", ce cliché qui renouvelle, ou continue la figure
marginale du poète romantique (dont le Chatterton de Vigny était un parangon). Gérard de
Nerval, Baudelaire, Aloysius Bertrand, en sont les plus célèbres incarnations, jusqu'aux "poètes
maudits" que Verlaine, dans le petit ouvrage de ce nom, fera découvrir au public en 1883: il s'agit
de Mallarmé, Rimbaud et Corbière (auxquels on peut rajouter Lautréamont, que Verlaine ne
connaissait pas). De ces figures, Tristan Corbière est toutefois le moins étudié, sans doute le
moins lu et encore aujourd'hui, de ce point de vue, le plus "maudit".
Corbière n'est reconnu dans le monde littéraire qu'à titre posthume, d'abord par Verlaine, puis par
Huysmans (le héros de A Rebours offre aux Amours jaunes une place de choix dans son élitiste
bibliothèque), Laforgue (qui présente avec lui certains points communs), et enfin par les
surréalistes. Mentionnons aussi, au XXème siècle, T.S. Eliot et Ezra Pound, grands admirateurs
de Corbière, et qui, plus que beaucoup de Français, affirmèrent l'importance de son oeuvre2.
Il est reconnu aujourd'hui comme l'un des principaux artisans de la révolution poétique de la fin
du XIXème siècle en France.
Cette révolution revêt diverses formes parmi les différents poètes qui en sont les chantres.
Chez Corbière, comme chez Rimbaud ou Lautréamont, elle passe par une rupture violente et
revendiquée avec le passé.


Son oeuvre n'a
pas non plus la cohérence ni peut-être la gravité de celle de Rimbaud; son registre est plus
hétéroclite; sa poésie ne tend pas non plus vers un Idéal ou un "absolu" comme on pourrait le
sentir chez Mallarmé, dans Une Saison en enfer ou Les Chants de Maldoror. Selon les mots
d'Ezra Pound, "si Corbière n'a pas inventé un procédé nouveau, il a du moins rendu au vers
français la vigueur de Villon ainsi qu'une intensité à laquelle aucun Français n'avait atteint
pendant les quatre siècles qui séparent dans le temps ces deux poètes." Si l'on peut contester l'idée
que Corbière n'invente pas de procédé nouveau, il est cependant indéniable qu'un intérêt majeur
des Amours jaunes réside en cette exceptionnelle puissance de l'expression poétique.
Pourtant, la rupture avec ses prédécesseurs et même ses contemporains a bien lieu.


Unique recueil de poèmes de Tristan Corbière, publié à compte d'auteur et qui passa inaperçu. Corbière, qui ne connut aucun succès de son vivant, sera révélé de manière posthume par Verlaine, qui lui consacre un chapitre de son essai Les Poètes maudits (1883).


Rien que le titre est génial, selon moi !! Subtil, poétique, lourd de sens. Magistral ! De la poésie grinçante aux allures de farce de potache écrite par un ado cynique en mal d'amour, mais incroyablement doué pour le sarcasme.


Lisez donc. L' auteur, avant tout :


Insomnie, es-tu donc pas belle ?...
Eh pourquoi, lubrique pucelle,
Nous étreindre entre tes genoux ?
Pourquoi râler sur notre bouche,
Pourquoi défaire notre couche,
Et... ne pas coucher avec nous ?


(extrait d'Insomnie)


Les Amours jaunes évoquent la grande ville moderne et la campagne bretonne, la fébrilité — ou la légèreté — amoureuse du poète et la vie virile des matelots, les légendes anciennes et les événements historiques de son époque. Mais cette diversité est « marquée au cachet de la force et d’une puissante originalité », comme il a été écrit dans l'un des rares comptes rendus des Amours jaunes lors de leur publication.


Le plus grand coup de foudre de mes années de fac, dans lequel je replonge avec un plaisir jamais abîmé. Et pourtant, j' aurais pu passer à côté de ce poète, très facilement.


Mais ce verbe heurté, cette ironie mordante, ce cynisme sans espoir, ce mélange de rire et de hantises, de beauté et d'insolence, cette manière de déconstruire la langue et à peu près tout le reste, en tissant au passage des vers si percutants... J'adore !! Un génie pur !!


Poésie hachée, drolatique, jeux de mots et chansons marines, qu'est-ce donc que tout cela ? Corbière se situe à ce moment critique où l'on tue une poésie de l'intérieur pour mieux la métamorphoser. Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Il y a du Baudelaire dans Corbière, mais du Baudelaire saucissonné par une ponctuation envahissante, qui l'empêche de déployer son lyrisme pour lui préférer la saccade, la brisure, les aboiements des chiens aimés et les planches craquantes des vieux bateaux.


La rupture avec le souffle romantique est faite. le télégramme devient poème, "télégramme sacré" dans lequel de nombreuses voix prennent la parole, histoire de briser un peu plus encore la monodie du poète lyrique solitaire, dont le discours devient multiple parce que regardé de l'intérieur avec ironie ou cynisme, comme si le fait même d'être poète était une malédiction qui tombait sur quelques loupés, qui rêvent d'être "chien de fille publique" ou "fou, mais pas à moitié" mais qui ne restent que poètes, gens de lettres qui forment bien leurs lettres mais pour rien. Corbière vide la poésie pour l'enrichir. Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas.


Cependant, je le tiens pour le vrai précurseur de notre modernité poétique(aux cotés de Rimbaud). L'effet ressenti à la lecture de ce merveilleux recueil relève, pour une grande part, de l'inexplicable. Désemparé... Quel mot serait mieux traduire le choc subi?
Car qui pourrait imaginer que ce meme livre réussit à concilier les accents de Villon(retrouvés, et avec quel bonheur!)et les plus belles promesses de surréalisme(litanies du sommeil en est l'exemple le plus fracassant). Et avec celà, ce coté outre-tout qu'on ne retrouve chez nul de ses contemporains. Son seul livre peut paraitre un peu bric à brac, mais pourtant quelle merveilleuse caverne d'Ali Baba ces Amours Jaunes. Le poète y exprime tout d'abord ses tourments amoureux, nous révélant que son"coeur fait de l'esprit, le sot, pour se leurrer", mais surtout en faisant preuve de la plus féroce honneteté. Or, c'est cette meme sincérité qui est en mesure, je crois, d'en déconcerter plus d'un, ou plutot, d'en effrayer beaucoup. Sa consolation, il la trouve dans le reve, cette"soupape à secret", dans sa chère Bretagne, qui lui inspire une des plus belles fresques d'humanité qu'on ait jamais lues: "la rapsode foraine et le pardon de sainte-anne". Puis cette mer qu'il aime tant, et où il renouvelle, dans son style truculent, l'exploit d'écrire un second morceau("le bossu bitor") tout aussi empreint de compassion, envers les autres et non plus envers lui. Enfin, s'entendent, à peine audibles, ces "rondels pour après", qui semblent ignorer l'apesanteur...


Les Amours jaunes est un recueil méconnu, qui avait pourtant toute l'admiration de Paul Verlaine. Tristan Corbière joue avec les mots, joue avec son propre destin (il se sait condamner), nous montre la vie des marins, celle qu'il aurait voulu vivre et dont la maladie l'a privée. Corbière avait toujours le petit mort pour rire, et savait que les poètes ne pesaient pas lourds.
Un recueil à redécouvrir.


Les Amours jaunes en disent long de part le titre. Tristan Corbière aime la contre-danse, la contre-rime, tantôt sur un pied, tantôt en déséquilibre. Il faut attraper la queue de la phrase, se l'approprier, la faire sienne. Inclassable, ce poète, génial créateur du bossu bitor, vous entraîne dans un monde doux-amer, une aventure où les naufrages ne sont jamais loin.


Si cela n' est pas magnifique : LIsez donc, voyons :


" ntir sur ma lèvre appauvrie
Ton dernier baiser se gercer,
La mort dans tes bras me bercer...
Me déshabiller de la vie !... "


(extrait d'Un jeune qui s'en va)


Un poème que j' adore, et qui illustre parfaitement sa poésie orale, et onirique :


Cris d'aveugle


L'oeil tué n'est pas mort
Un coin le fend encor
Encloué je suis sans cercueil
On m'a planté le clou dans l'oeil
L'oeil cloué n'est pas mort
Et le coin entre encor


Deus misericors
Deus misericors
Le marteau bat ma tête en bois
Le marteau qui ferra la croix
Deus misericors
Deus misericors


Les oiseaux croque-morts
Ont donc peur à mon corps
Mon Golgotha n'est pas fini
Lamma lamna sabacthani
Colombes de la Mort
Soiffez après mon corps


Rouge comme un sabord
La plaie est sur le bord
Comme la gencive bavant
D'une vieille qui rit sans dent
La plaie est sur le bord
Rouge comme un sabord


Je vois des cercles d'or
Le soleil blanc me mord
J'ai deux trous percés par un fer
Rougi dans la forge d'enfer
Je vois un cercle d'or
Le feu d'en haut me mord


Dans la moelle se tord
Une larme qui sort
Je vois dedans le paradis
Miserere, De profundis
Dans mon crâne se tord
Du soufre en pleur qui sort


Bienheureux le bon mort
Le mort sauvé qui dort
Heureux les martyrs, les élus
Avec la Vierge et son Jésus
O bienheureux le mort
Le mort jugé qui dort


Un Chevalier dehors
Repose sans remords
Dans le cimetière bénit
Dans sa sieste de granit
L'homme en pierre dehors
A deux yeux sans remords


Ho je vous sens encor
Landes jaunes d'Armor
Je sens mon rosaire à mes doigts
Et le Christ en os sur le bois
A toi je baye encor
O ciel défunt d'Armor


Pardon de prier fort
Seigneur si c'est le sort
Mes yeux, deux bénitiers ardents
Le diable a mis ses doigts dedans
Pardon de crier fort
Seigneur contre le sort


J'entends le vent du nord
Qui bugle comme un cor
C'est l'hallali des trépassés
J'aboie après mon tour assez
J'entends le vent du nord
J'entends le glas du cor


Que dire de plus, après ? Corbière est un des poètes "maudits" du XIXe siècle ignoré de son temps (et encore trop souvent aujourd'hui)que Verlaine faisait figurer parmi les cinq poètes injustement maudits (aux côtés entre autres de Rimbaud, Lautréamont...!)Et en effet la modernité poétique est là et quelle modernité! L'égal d'un Rimbaud on peut le dire. Quelle rythme dans cette poésie que je n'ai jamais vu ailleurs! Poète maudit, malade depuis le jeune âge, tuberculeux, corps chétif et meurtri, amours cruels et déçus, mort à trente ans...Ce qui est surprenant chez Corbière c'est ce "rire jaune" et cruel sur lui-même qui caractérise les "Amours jaunes" et ce dépaysement constant reflétant un mal de vivre omniprésent... Un poète surprenant à découvrir absolument!!!


Ce qu'il y a de navrant parfois dans la poésie du XIXème siècle, c'est le côté guimauve et banal des textes des auteurs. Heureusement, quelques uns émergent, Verlaine par la rupture qui crée la musique, Lautréamont par ses effets parodiques, ses images pré-surréalistes, Rimbaud par sa violence et sa prose irréprochable, si mystique qu'elle en convertit Claudel. Corbière, lui a eu le rire mais pas ce rire gratuit qu'on pourrait lui prêter, un rire de pirouette, de déchirement, et soudain un cri, comme une corde de violon qui casse. Personnellement, ce qui chez lui me fascine le plus, c'est son don à créer des images d'une force qui aura rarement été egalée. Les rondels pour après nous en livre le plus parfait exemple. Je me contenterai donc de le citer : "méchant ferreur de cigales". Lamartine ou Musset peuvent aller se coucher. Merci à vous.


Sur ce, lisez Tristan Corbière, il le mérite. Découvrez le, ou redécouvrez le. Gloire à ce poète. Bonne lecture. Portez vous bien. Tcho. @ +.

ClementLeroy
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le 11 mai 2015

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San  Bardamu

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