Les Dés
7.4
Les Dés

livre de Ahmet Altan ()

Mécanique mentale d'un terroriste

Après Madame Hayat qui offrait à son jeune protagoniste l’apprentissage de la liberté, le dernier roman d’Ahmet Altan nous plonge cette fois dans le processus mental inverse : un adolescent assoiffé d’honneur et de justice devient un redoutable terroriste, tuant aveuglément au nom de la loi de son clan.

En ce début de XXe siècle où l’empire ottoman vacille, trois frères tcherkesses, Arif, Hakkî et Ziya, vivent à Istanbul. Ziya, le plus jeune, n’est qu’adoration pour son aîné, Arif, puissant et charismatique caïd de la pègre. Lorsque celui-ci est assassiné, l’adolescent de seize ans, très tôt façonné au code d’honneur des siens, entreprend aussitôt de le venger et abat le meurtrier en plein tribunal. Trop jeune pour la peine capitale, il est condamné à la perpétuité dans ces geôles semblables « aux ténèbres sanglantes du ventre d’une femelle requin dont la progéniture s’entredévore avant même de voir le jour ». C’est dans cette mort à petit feu qu’il découvre la passion du jeu et l’ivresse de mourir et renaître sans fin à chaque roulement de dés. Quand, huilés par d’obscures tractations, les verrous de la prison laissent finalement échapper le jeune homme, le tueur doublé d’un flambeur est plus que jamais une mèche d’amadou...

L’intelligence de l’analyse rivalise avec les beautés de plume de cet auteur qui s’impose décidément comme un maître écrivain. Le plus grand talent préside à sa dissection psychologique de ce jeune homme construit dès le plus jeune âge dans le refoulement des émotions, pour lui comme autant de faiblesses. Ses tourments intérieurs dont, faute de les comprendre, encore moins de les verbaliser, il est le jouet inconscient, il prétend les faire taire, tuant l’humain en lui avec la force de sa haine, pour s’accrocher aux seuls repères qu’on lui ait jamais présentés, clairs et rassurants dans leur aveugle rigidité d’armure : le code d’honneur de son clan, le culte de sa toute-puissance et le devoir de le défendre coûte que coûte. « Mourir valait toujours mieux que de vivre dans le déshonneur. »

Prêt à tout, il est le pion idéal dans le jeu des manipulateurs de tout poil. Ceux-ci, surtout à notre époque, auraient pu se draper dans des motifs religieux. En cette période d’instabilité du régime, il devient le jouet d’intérêts politiques, qui le dépassent mais qui savent... le faire rouler comme un dé ! Pour le joueur, peu importe de perdre ou de gagner, de vivre ou de mourir, l’essentiel est ailleurs. Ceux qui arment les terroristes l’ont bien compris aussi, qui jouent sur la colère et le désir de mort qui les consument : « La vie ne lui suffisait pas », « Il était né avec la passion terrible de vouloir tout consumer, tout épuiser, avec un appétit sans fin. Seuls le jeu et le crime savaient assouvir cette passion. »

Un nouveau très grand roman, aussi pénétrant que merveilleusement écrit, de l’auteur turc si attaché au « combat contre le mal causé par la perversion des sociétés ».

https://leslecturesdecannetille.blogspot.com

Cannetille
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le 11 nov. 2023

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