Léviathan
7.3
Léviathan

livre de Thomas Hobbes (1651)

Le vivrensemblisme à coups de fouet

Hobbes remarque que si Homo sapiens était naturellement fait pour se rassembler avec ses congénères (et s’aimer l’un l’autre), il n’aurait aucune raison de préférer la compagnie de l’un plutôt que de l’autre : il chercherait la compagnie du premier venu. Ce n’est pas le cas.


Hobbes 1 – Aristote 0


Thomas Hobbes remet les compteurs aristotéliciens à zéro : dans son état de nature (des biceps plein les manches) mon voisin, bien plus balèze que moi, n’aurait aucun mal, si l’envie lui prenait, à me fracasser le crâne pour enlever mon amante afin d'en user et d'en abuser. Elle, encore moins balèze que moi, n’aurait qu’à subir les contraintes de l’homme doué d’une supermusculature. Mais voilà, ce voisin, brute hyper-protéinée, n’est pas stupide pour autant : il comprend que je pourrais m’associer à d’autres voisins, conjurer, le piéger et finalement le tuer et le dépouiller à mon tour. Situation en apparence inextricable. Que puis-je faire ? Hobbes me susurre :


Option 1, la plus mauvaise : je ne fais rien et continue à vivre dans la crainte des conflits de voisinage sans fin. Conséquence : je ne peux me développer, toute mon énergie étant accaparée par la défense physique de ma famille et de mes moyens de subsistance. Mon espérance de vie est faible, ma prospérité proche de zéro.


Option 2, la fausse bonne : je fais des cadeaux à mes voisins (de l’or, des statuettes) en échange d’une promesse de paix fragile. Ils font de même avec moi : me voilà couvert de babioles. Mais chacun continue d’épier l’autre. Combien de temps un cadeau est-il garant de ma sécurité ? L’inquiétude demeure. Mon développement reste incertain. Je sens bien que cela finira mal.


Option 3, la moins mauvaise : après concertation, mes voisins et moi acceptons de renoncer à notre droit naturel (celui des plus forts d’éliminer les plus faibles pour leur piquer terre, or, bétail et épouse). Nous comprenons que renoncer à ce droit de nature est une formidable opportunité de développement : aussi peu intuitif soit-il, ce geste libère notre énergie pour autre chose qu’entretenir la défiance. Nous venons d’inventer le « droit à la sécurité », condition de la paix civile. Nous pourrons nous développer et dormir enfin sur nos deux oreilles. Au bout de la délibération, le collectif admet qu’il s’agit de la moins mauvaise des solutions.


Ainsi, parce que je considère autrui comme de force au moins égale à la mienne et que je le crains physiquement (pas de métaphysique chez Hobbes) j’accepte de m’associer à lui. Mais avec lucidité : nous ne décidons pas de former une entité politique parce que nous nous aimons mais parce que nous avons peur les uns des autres. Cette peur paraît légitime : nous sommes généralement mus par un besoin insatiable d’acquérir des biens qui ne peuvent nous combler (Pascal ne dit pas autre chose) et par une volonté de pouvoir sans fin :


« Ainsi, je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. La cause n’en est pas toujours qu’on désire un plaisir plus intense que celui qu’on a déjà réussi à atteindre, ou qu’on ne peut pas se contenter d’un pouvoir modéré : mais plutôt qu’on ne peut pas rendre sûrs, sinon en en acquérant davantage, le pouvoir et les moyens dont dépend le bien-être qu’on possède présentement. »


L’instance à laquelle nous remettons volontairement notre droit naturel en échange d’une paix, on l’espère, durable sera l’Etat civil et souverain (le Leviathan) : êtres doués de raison, nous sommes capables de comprendre que sans lui nous risquons gros. Mais un nouveau danger guette : les réfractaires utilisant à leur profit l’abaissement général du niveau des tensions dans la société. Nous comprenons alors la difficulté de penser l’unité du groupe alors qu’il n’existe que des individus. Pour quelles raisons des individus accepteraient-ils qu’un souverain (ou une Assemblée) les représente totalement ? Nous percevons alors que la loi qui a été votée (Assemblée) ou choisie (souverain et ses conseillers) doit être impérativement appliquée, sous peine de retomber en état de guerre civile (option 1), celle de tous contre tous. Nous décidons, en conscience, de doter notre Leviathan d’une puissance suffisante pour assurer le respect de la loi par tous, y compris avec force et coercition (et décapitation).


Bilan: nous obéirons à l’Etat car l’Etat sera assez fort pour nous y contraindre, et nous comprenons que cette contrainte (physique) est notre meilleure chance de vivre en paix avec des congénères que nous haïssons fondamentalement, de pouvoir vaquer à nos occupations dans un espace de liberté et de sécurité que nous avons défini en commun.


Après, on peut gloser à l’infini sur la forme que devra prendre ce Léviathan : monarchie absolue, parlementaire, démocratie plus ou moins directe, ce n’est pas véritablement le sujet de Hobbes penseur de la structure juridique d’un État dont la seule fonction sera d’assurer une concorde civile non consubstantielle à l’espèce humaine à l’état de nature :


« Mais quelqu'un pourra ici objecter que la condition des sujets est très misérable, car ils sont soumis à la concupiscence et aux autres passions déréglées de celui ou de ceux qui ont un pouvoir si illimité en leurs mains. Et couramment, ceux qui vivent sous un monarque pensent que c'est la faute de la monarchie, et ceux qui vivent sous le gouvernement de la démocratie, ou d'une autre assemblée souveraine, attribuent tous les inconvénients à cette forme de République, alors que le pouvoir, sous toutes les formes, si ces formes sont suffisamment parfaites pour les protéger, est le même. Ceux qui disent cela ne considèrent pas que la condition de l'homme ne peut jamais être sans quelque incommodité, et que les plus grandes incommodités, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, que le peuple en général puisse connaître, ne sont guère sensibles par rapport aux misères et aux horribles calamités qui accompagnent une guerre civile. »


Au bout du chemin, l’état de nature, pris entre deux mâchoires de fer, volonté de domination et peur de la mort, peut être contraint par la seule raison naturelle d’une aspiration à la sécurité. Mais sans illusion aucune : lorsque Léviathan relâche sa vigilance et sombre dans un casuisme forcené il nous rappelle que l’état de nature n’est pas le fruit d’une imagination délirante...

-Valmont-
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le 28 août 2020

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