Voilà, Emmanuel Carrère livre à nouveau le récit d'une autre vie que la sienne… Un texte assez révélateur de sa méthode, et de ses artifices.
Comme d'habitude, en faisant le détour par ces autres vies, Carrère parle en réalité beaucoup de lui-même. Ici, deux problématiques majeures de la narration se rejoignent : car en étudiant le dispositif narratif mis en place par Emmanuel Carrère, on se rend compte que celui-ci poursuit un but : se raconter soi-même. La mise en intrigue de la part d'Emmanuel Carrère d'autres vies que la siennes, lui permet de se mettre en scène, d'abord en tant que narrateur, quelques fois comme figurant, observateur, acteur et même, bien sûr, metteur en scène.
Dans ce nouveau récit, il écrit à la première personne, assumant sa subjectivité, fusionnant parfois avec son personnage, d'autres fois le regardant de l'extérieur, avec l’objectivité du scientifique. C'est une recette qui marche depuis l'Adversaire (POL, 2000), mais Carrère, s'il creuse pour ainsi dire son sillon, ne tombe jamais dans la facilité. Chez lui, l'écriture n'est pas une routine, c'est une arène et chaque livre est une nouvelle bataille, avec ses difficultés propres, ses obstacles qui lui faut contourner. Cette fois-ci, c'est à un personnage flamboyant, crâneur, pathétique, sulfureux, qu'il décide de s'attaquer : Édouard Limonov. Un personnage moralement ambigu comme toujours, auquel il faut (bien entendu) beaucoup de moralité pour s'attaquer. Le lecteur découvre un écrivain russe, un aventurier, un fasciste, un révolutionnaire. Une vie de « pirate » en somme, une vie trépidante pleine de zones d'ombre et d'éclats fulgurants. Et le narrateur, entremêlant sa propre existence à celle de son sujet, semble faire un aveu silencieux : la vie dont il nous parle, c'est une vie qu'il admire, une vie qu'il a sans doute valu le coup d'avoir vécu, une vie qu'il aurait voulu mener, une vie plus aventureuse, celle d'un homme audacieux, téméraire, peut-être même dangereux, un « salaud » trop vivant au fond pour être un véritable écrivain. Alors que lui-même, Emmanuel Carrère, dont l'histoire personnelle est somme toute assez banale, n'est-il pas trop écrivain pour avoir véritablement été en vie ?