Vision proprement fascinante et novatrice de l'histoire et des rapports sociaux, avec les écueils qu'on connaît :


-Talent de narration évident : emphase des formules, grandeur des tableaux dressés... Immanquablement le talent oratoire de l'auteur explique aussi la permanence des références qui lui sont faîtes.
-Absence de réelle théorie ou perspective historique sur l'état qui rend le programme en conclusion fade, risible et incohérent sur ce point, ce qui serait drôle si la réalité des 150 dernières années ne l'avait pas rattrapé. Il faut cependant noter que K.Marx était alors au début de sa production philosophique et remplissait avec cet ouvrage un objectif polémique, on y reviendra.
-Une tendance forte au déterminisme économique qui peut être interprété comme une fatalité.
-L'importance à l'intérieur de ce déterminisme du mode de production, qui peut donner lieu à une sur-interprétation (tout le marxisme soviétique, staliniste, ou celui mollement socio-démocrate mi-XXème) : les moyens de production seraient eux-mêmes le pivot qui façonne les rapports de production, donc en définitif le moteur de l'histoire serait le développement technique. On retrouve cette idée aussi dans l'introduction de la "Contribution à la critique de l'économie politique". Il est donc d'assez mauvaise foi comme on le fait souvent dans la gauche passéiste ou qui ne s'autorise pas la critique des commandements du maître, de se détourner des produits historiques de ces conceptions sociales. Car sinon on se contente par exemple de dire que Staline était un contre-révolutionnaire conservateur qui a trahi alors que son opuscule sur la dialectique qui fit de lui un philosophe admiré (mdr) insiste justement sur la primauté du développement de la technique comme processus de l'histoire. On comprend aussi comment quelqu'un comme Ellul est issu du marxisme par exemple, et qu'il a produit une forme de développement plus qu'une déviation. On nous cite souvent le 18 brumaire pour dire que ça n'est pas le cas mais dans ce cas-là l'auteur se montre flou ou contradictoire, ce qui est en soi un soucis. C'est d'ailleurs un problème chez K.Marx : des milliers de pages avec à boire et à manger et toujours une citation avec la verve mystique qui le caractérise permettent en général de trouver de quoi justifier son propos de quelconque façon.
-Une vision eschatologique de l'histoire avec une narration mythologique complètement évidente qui si ce n'est pas rédhibitoire explique aussi la structure religieuse (mythe unitaire, figures qui interprètent la parole du maître, chapelles, révolution qui est l'équivalent de l'apocalypse abrahamique etc) de l'univers de pensée et de pratiques qui ont suivis K.Marx.
-L'interprétation en "bourgeois/prolétariat" qui aura au choix, vieilli ou tenu le coup du temps. Des éléments comme la classe moyenne par exemple posent question, bien que des groupes intermédiaires existent depuis des milliers d'années, ce que souligné aussi l'auteur. Mais c'est également un des traits du capitalisme contemporain d'avoir, dans les pays où la consommation a été développée pour faire face aux crises de surproduction, masqué les démarquations de classe. Cependant l'époque semblant être au retour du spectre insurrectionnel et à la révélation pour la classe moyenne qu'elle n'est que prolétaire et potentiellement vermine à LBD si elle n'arrive à devenir bourgeoise, devrait bientôt nous éclairer sur ce point.
-Peut-on encore parler de féodalisme comme le fait K.Marx ? Bien que des systèmes relativement similaires de sociétés paysannes/artisanales basées sur la gestion d'un domaine par un chef de guerre/vassal et sur des formes d'esclavages aient existé en Europe/Asie, on voit maintenant aussi à quel point ce système a pu évoluer avec le temps dans les espaces concernés, et parfois s'établir de façon différente (entre domaines en Europe, féodalisme étatique en Chine...). Ce point par exemple pose question de nos jours. Cela m'amène aussi à considérer le fait que mettre capitalisme sous la catégorie "mode de production" comme les précédents est peut-être un peu limitant. L'étendu et l'emprise du capitalisme sur le monde et la vie de chacun, décrite d'ailleurs dans Das Kapital, est un fait relativement nouveau de l'histoire et à ce titre on peut se demander s'il ne s'agit pas d'une nouveauté qui soit plus qu'un nouveau mode de production mais un nouveau type de système ?
-K.Marx écrit ce programme avec un but éminent polémique et pratico-pratique, au lendemain de 1848 et persuadé que la révolution est proche vu l'état d'agitation de son voisinage et les secousses que produit la révolution industrielle, d'où aussi la mise en place d'un programme car volonté de former un parti, rassembler... C'est à l'aune de ce contexte qu'on peut comprendre que le programme final ou les listes de lecture à la fin paraissent à charge vieillots et performatifs. Certains critiques disent que l'idée de la révolution, forcément prolétarienne, forcément par la prise d'état et forcément par le parti, justifiée de façon farfelues par les règles de l'histoire, a plus tard limité K.Marx qui n'a jamais pu s'en départir. Conclusion téléologique, qu'il a produit avant d'avoir produit le développement, elle l'a peut-être limité dans ses réflexions futures en les faisant coller de force à une idée formée dans sa jeunesse.

JohnnySunshine
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le 12 janv. 2020

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