La dernière “vision” de Marie-Antoinette que je gardais en mémoire, était celle de Sofia Coppola sur la jeune reine, un film aux anachronismes divers et variés, bien loin de faire l’unanimité, même si, moi, ils me ravissaient.


Et voilà que je retrouve cette enfant femme évanescente, beauté crémeuse au teint de porcelaine, à la blondeur mousseuse et au pas ailé, noyée dans des montagnes de rubans roses, de dentelles et de fanfreluches légères, sous la plume déliée de Stefan Zweig, à croire que l’écrivain a pu inspirer la cinéaste dans ce portrait d’adolescente rieuse et coquette, tourbillonnante et frivole, étourdie par le succès et l’adulation qu’elle rencontrait, petite dauphine, jetée trop tôt dans la jungle du pouvoir et des responsabilités.


Mariée à 14 ans à un être balourd et sans grâce, on ne peut se représenter couple plus mal assorti :



Aucun poète ne saurait imaginer contraste plus saisissant que celui de ces époux (…). Il est lourd, elle est légère, il est maladroit, elle est souple, il est terne, elle est pétillante, il est apathique, elle est enthousiaste (…). Il est d’une société rigide, elle est éperdument mondaine, il est humble et modeste, elle est coquette et orgueilleuse il est méthodique, elle est inconstante, il est économe, elle est dissipatrice, il est trop sérieux, elle est infiniment enjouée, il est calme et profond comme un courant sous-marin, elle est toute écume et surface miroitante ».



Et cet ours mal léché, timide à en mourir, cet être indolent et sans ambition qui aurait dû mener une vie de petit-bourgeois moyen, c’est le futur Louis XVI, à peine plus âgé qu’elle, au charisme cruellement absent, un brave garçon qui n’a rien d’un souverain et pas grand chose d’un époux, une impuissance temporaire qui durera tout de même sept ans.


Marie-Antoinette est jeune, ardente, pleine de vie et d’allant, et la cour de Versailles, avec ses faux-semblants et ses tentations, va précipiter la jeune femme dans un tourbillon ininterrompu de fêtes et de distractions, une façon plus ou moins facile de canaliser son énergie et sa soif de vivre, et surtout de combler le vide d’un esprit incapable de s’appliquer à l’étude ou à tout autre sujet sérieux, au grand dam de sa mère, la toute puissante et sage Marie-Thérèse d’Autriche.


Il s’agit plus pour la jeune femme de trouver sa place dans ce palais étranger et monumental, que de se préoccuper de la mission exceptionnelle qui lui est échue. Se faire des amis de son âge, s’amuser, défier l’étiquette stricte qu’on lui impose, voilà tout d’abord ses premiers objectifs.
Bien dotée par la nature, sa grâce envoûte et son sourire lui gagne tous les coeurs, pourquoi n’en profiterait-elle pas, jeune sylphide aérienne et insouciante, pour faire de son existence un plaisir perpétuel, seulement rythmée par les fêtes, la musique ou les bals masqués?


Vivant loin de sa famille, mariée à un homme faible qui cède à tous ses caprices, comme pour se faire pardonner son manque de virilité, Marie-Antoinette ne connaît plus de bornes à ses désirs somptuaires qu’elle concrétise d’abord, en bonne compagnie, par des escapades folles à Paris, dissimulée aux regards par un loup en velours noir, devenue un objet de désir, qu’attise l’anonymat, et dont elle rentre au petit matin, épuisée mais heureuse, tandis que son “pauvre homme” de mari dort du sommeil du juste.


Et bientôt, bercée par des rêves bucoliques dans une campagne idéale où tout sera faux mais reconstitué à la perfection, “la reine du rococo”, comme la désigne Zweig, investit le Petit Trianon, somptueux cadeau de Louis XV à sa dernière favorite, La du Barry, pour y créer le plus extraordinaire espace de jeux et de plaisirs, où les fêtes succèdent aux fêtes, où accortes dames et beaux gentilhommes s’ébattent et se lutinent en toute liberté, loin des jardins de Le Nôtre, symboles d’un ordre absolu et rigide, pendant que de jolies “fermières”, foulant l'épais gazon anglais, coursent agneaux et chevreaux dans un hameau idyllique plus vrai que nature, avant de se laisser conter fleurette dans l’ombre complice des bosquets..


On l’aura compris, la jeune reine vit la vie qu’elle s’est choisie, et ne seraient-ce les incursions épistolaires de sa mère, qui, en outre, a posté près d’elle son fidèle ambassadeur Mercy D’Argenteau, pour la rappeler à ses devoirs, Marie-Antoinette se sentirait parfaitement heureuse, inconsciente des conséquences que ses frasques et son gaspillage auront bientôt sur le “bon” peuple français.


Zweig, de son style incomparable,



analyse la chimie d’une âme, qui, sous le poids du malheur et de
l’Histoire, se révèle à elle-même, et se rachète en passant de l’ombre de la jouissance à la lumière de la souffrance



Et cette évolution, l’écrivain la retrace avec la sensibilité et la rigueur qui le caractérisent, ce qui donne un portrait tout à la fois humain et pénétrant, celui d’une jeune fille "tête à vent" comme la qualifiait sa mère, qui à force de dépenses et d’injustice sera passée du statut “de princesse des coeurs” à celui de
L 'Autrichienne”, la plus haïe que l’Histoire ait connue.


Au prix des mensonges les plus vils, accusée de tous les maux et de toutes les infamies -comment ne pas évoquer à cet égard l’affaire du collier, sombre machination d’une intrigante en quête d’argent- la reine, bien que totalement innocente, sera jugée coupable, devenue le bouc émissaire de tout un peuple qui s’estime trompé et floué par une femme, voire une mère, dénuée de tout sens moral.


S’appuyant sur les archives de l’Empire autrichien et sur la correspondance du comte Axel de Fersen (qu’il fut le premier à pouvoir consulter intégralement), Zweig nous dépeint le drame d’une femme qui n’a pas su voir “qu’un droit comporte des devoirs et que l’amour le plus pur finit par se lasser quand il n’est pas réciproque.”


Et quand, mûrie par le malheur et l’adversité, quand seule, malade, et prématurément vieillie, dans l’ombre et l’humidité du cachot, Marie-Antoinette, accablée de partout, accusée par son fils de 8 ans du pire crime qu'une mère puisse commettre, et devenue “la veuve Capet”, a enfin acquis cette dignité et cette grandeur d’âme qui font d’elle une reine, le vent aura tourné depuis longtemps, et la Terreur se devra d’accomplir sa tâche macabre : des pages admirables qui exaltent le courage de la reine déchue mais sans jamais en faire une martyre livrée à ses tyrans.


Un être, un seul, nous dit Zweig, preuves à l’appui, se sera dévoué corps et âme à cette femme, à cette reine, son unique amour, sans jamais faillir : Axel de Fersen qui fut, n’en doutons pas, “cet homme tant aimé”, en secret et à jamais.



Dans l’espace insaisissable, au-delà du temps, leurs pensées se
rencontrent comme les lèvres dans le baiser.



Un chef-d’oeuvre de la biographie classique, que l’on referme, les larmes aux yeux.

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le 21 mars 2016

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Aurea

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