Je vous conseille de rentrer dans l’œuvre de Céline, par ce chef d’œuvre !


Il traite, avec une étonnante maîtrise, un des plus grands et des plus

passionnants sujets qu'on puisse traiter : celui de l’éducation ; que ‘’Mort à crédit’’ est un roman d'apprentissage, celui d'un anti-héros, qui a du mal à trouver sa place dans la société, dont la vie va d’expérience malheureuse en expérience malheureuse, gouvernée par l'échec.


Mais c'est surtout pour sa verbe, notamment dans les dialogues :


On pourrait croire à une noirceur presque intégrale, mais, malgré l’indéniable dureté et la cruauté palpable qui traverse le roman, il est riche de cocasseries irrésistibles. Céline décrivit une situation misérabiliste à l’extrême, et on sent poindre quelque peu de complaisance dans le malheur, voire de masochisme ; mais il lui donna une grande drôlerie. Se montrant un conteur fantasque, à la verve puissante, inépuisable, incomparable, manifestant un «hénaurme» sens du burlesque, étant capable de faire de la plus petite anecdote un tableau délirant, de créer tout un univers excessif, il suscita de nombreuses situations absolument loufoques, irrésistiblement drolatiques (dont les engueulades familiales !), qui permettent de prendre de la distance face aux misères et aux révoltes de Ferdinand.

Incapable de dissocier la représentation de la «vacherie» des êtres humains du besoin qu'il avait d'en rire, Céline passait tout naturellement de l'horreur au grotesque, avec cette propension si française, dénoncée d’ailleurs par Beaumarchais, de prendre au sérieux les choses futiles et les vraies tragédies le plus comiquement possible. C’est certainement une de ses grandes forces. Il éclaira encore la vie morose de Ferdinand grâce à un humour nostalgique et grinçant, qui permet de prendre de la distance dans les situations violentes.


Extrait :


« On est partis au lever du jour, à peine le temps d’un café-crème… Le pécule à Grand-mère… ça y est !… on l’avait à moitié flambé !…


Sur le bateau, on est arrivés en avance… On était bien aux plus petites places, juste sur l’étrave… On voyait tout l’horizon admirablement… je devais signaler moi le premier la côte étrangère… Le temps était pas mauvais, mais quand même dès qu’on s’est éloignés un peu, qu’on a perdu de vue les phares, on a commencé à mouiller…Ça devenait une balançoire et de la vraie navigation… Ma mère alors s’est résorbée dans l’abri pour les ceintures… C’est elle la première qu’a vomi à travers le pont et dans les troisièmes… Ça a fait le vide un instant…


« Occupe-toi de l’enfant, Auguste ! » qu’elle a eu le temps juste de glapir… Y avait pas mieux pour l’excéder… D’autres personnes alors s’y sont mises à faire des efforts inouïs… par-dessus bord et bastingages… Dans le balancier, contre le mouvement, on dégueulait sans manière, au petit bonheur… Y avait qu’un seul cabinet au coin de la coursive… Il était déjà rempli par quatre vomitiques affalés, coincés à bras-le-corps… La mer gonflait à mesure… A chaque houle, à la remontée, un bon rendu… A la descente au moins douze bien plus opulents, plus compacts… Ma mère sa voilette, la rafale la lui arrache, trempée… elle va plaquer sur la bouche d’une dame à l’autre extrémité… mourante de renvois… Plus de résistance ! Sur l’horizon des confitures… la salade… le marengo… le café-crème… tout le ragoût… tout dégorge !…


A même les planches, ma mère à genoux, s’efforce et sourit sublime, la bave lui découle…


– Tu vois qu’elle me remarque, à contre-tangage… horrible… Tu vois toi aussi Ferdinand il t’est resté sur l’estomac le thon !… Nous refaisons l’effort ensemble. Bouah !… et Bouah !… Elle s’était trompée ! c’est le crêpes !… Je crois que je pourrais produire des frites… en me donnant plus de mal encore… En me retournant toute la tripaille en l’extirpant là sur le pont… J’essaye… je me démène… Je me renforce… Un embrun féroce fonce dans la rambarde, claque, surmonte, gicle, retombe, balaye l’entre-pont… L’écume emporte, mousse, brasse, tournoye entre nous toutes les ordures… On en ravale… On s’y remet… A chaque plongée l’âme s’échappe… on la reprend à la montée dans un reflux de glaires et d’odeurs… Il en suinte encore par le nez, salées. C’est trop !… Un passager implore pardon… Il hurle au ciel qu’il est vide !… Il s’évertue !… Il lui revient quand même une framboise !… Il la reluque avec épouvante… Il en louche… Il a vraiment plus rien du tout !… Il voudrait vomir ses deux yeux… Il fait des efforts pour ça… Il s’arc-boute à la mâture… Il essaye qu’ils lui sortent des trous… Maman elle, va s’écrouler sur la rampe… Elle se revomit complètement… Il lui est remonté une carotte… un morceau de gras… et la queue entière d‘un rouget…


Là-haut près du capitaine, les gens des premières, des secondes ils penchaient pour aller au refile, ça cascadait jusque sur nous… A chaque coup de lame dans les douches on ramasse des repas entiers… on est fouettés de détritus, par les barbaques en filoches… Ça monte là-haut par bourrasques… garnissant les haubans… Ça mugit la mer autour, c’est la bataille des écumes… Papa en casquette jugulaire, il patronne nos évanouissements… il pavoise, il a de la veine lui, il a le cœur marin !… Il nous donne des bons conseils, il veut qu’on se prosterne davantage… qu’on rampe encore un peu plus… Une passagère débouline… Elle vadrouille jusque sur maman… elle se cale pour mieux dégueuler… Un petit clebs aussi rapplique, rendu si malade qu’il en foire dans les jupons… Il se retourne, il nous montre son ventre… Des chiots on pousse des cris horribles… C’est les quatre personnes qui sont bouclées qui peuvent plus vomir du tout, ni pisser… ni chiader non plus… Elles se forcent maintenant sur la lunette… Elles implorent qu’on les assassine… Et le rafiot cabre encore plus… toujours plus raide, il replonge… il se renfonce dans l’abîme… dans le vert foncé… Il rebascule tout entier… Il vous ressoulève, l’infect, tout le creux du bide…


Un trapu, un vrai insolent, devant aide à dégueuler son épouse dans un petit baquet… Il lui donnait du courage… « Vas-y Léonie !… Ne t’empêche pas !… Je suis là !… Je te tiens. » Elle se retourne alors toute la tête d’un seul coup dans le sens du vent… Tout le mironton qui lui glougloutait dans la trappe elle me le refile en plein cassis… J’en prends plein les dents, des haricots, de la tomate… moi qu’avais plus rien à vomir !… M’en revoilà précisément… Je goûte un peu… la tripe remonte. Courage au fond !… Ça débloque !… Tout un paquet me tire sur la langue… Je vais lui retourner moi tous les boyaux dans la bouche. A tâtons je me rapproche… On rampe tout doucement tous les deux… On se cramponne… On se prosterne… On s’étreint… on se dégueule alors l’un dans l’autre. Mon bon papa, son mari, ils essayent de nous séparer… Ils tirent chacun par un bout… Ils comprendront jamais les choses…


Voguent les vilains ressentiments ! Bouah !… Ce mari c’est un butor, un buté !… Tiens, le mignon on va le dégueuler ensemble !… Je lui repasse à sa toute belle tout un écheveau parfait de nouilles… avec le jus de la tomate… Un cidre de trois jours… Elle me redonne de don gruyère… Je suce dans ses filaments… Ma mère empaquetée dans les cordes… rampe à la suite de ses glaviots… Elle traîne le petit chien dans ses jupes… On s’est tortillés tous ensemble avec la femme du costaud… Ils me tiraillent férocement… Pour m’éloigner de son étreinte, il me truffe le cul à grands coups de grolles… C’était le genre « gros boxeur »… Mon père a voulu l’amadouer… A peine qu’il avait dit deux mots, l’autre lui branlait un tel coup de boule en plein buffet qu’il allait se répandre sur le treuil… Et c’était pas encore fini !… Le mastard lui ressaute sur le râble… Il lui ravage toute la gueule… Il s’accroupit pour le finir… Il saignait papa à pleine pipe… Ça dégoulinait dans le vomi… Il a vacillé le long du mât… Il a fini par s’écrouler… Le mari il était pas quitte… Il profite que le roulis m’emporte… Il me charge… Je dérape… Il me catapulte dans les gogs… Un vrai coup de bélier… je bute… Je défonce toute la lourde… Je retombe dans les mecs avachis… Je me retourne dans le tas… Je suis coincé dans leur milieu… Ils ont plus aucun de culotte ! Je tire le cordon. On est noyés dans la tombe ! On s’écrase dans la tinette… mais ils arrêtent pas de ronfler… Je ne sais même pas moi si je suis mort. »


Noir, drôle et poétique :


On découvre d’étonnantes touches de poésie : ainsi, alors que se prépare l’Exposition

universelle, Ferdinand indique : «On l’a vue se construire, au coin de la Concorde, la grande porte, la monumentale. Elle était si délicate, tellement ouvragée, en gaufrerie, en fanfreluche du haut en bas, qu’on aurait dit une montagne en robe de mariée.» (p.90) ; puis il visite «la Galerie des Machines, une vraie catastrophe en suspens dans une cathédrale transparente» ; plus loin, il signale que, aux Tuileries, «Les refrains s’enlaçaient quand même dans la jolie nuit tombante, à travers les zéphyrs

pourris…» (p.368)

MubiSensCritique
10

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le 28 juil. 2025

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