Nana
7.4
Nana

livre de Émile Zola (1880)

Objet de scandale à sa publication, Nana a tiré de son succès la réputation d'un livre de référence au sein des Rougon-Macquart. Pourtant, ce neuvième roman du cycle n'est pas dénué de défauts : construit sur un enchaînement de longues scènes, il reste relativement chiche en morceaux de bravoure, cantonnés à la première partie du livre (son ouverture théâtrale, notamment) et au chapitre 11, où Nana triomphe à l'hippodrome de Longchamps. En réalité, il s'agit avant tout d'une sorte de roman de chambre, égayé de plusieurs scènes osées (notamment autour de Satin, fascinante figure de prostituée lesbienne), mais aussi de séquences naturalistes beaucoup plus conventionnelles (comme le mariage cauchemardesque de l'héroïne avec Fontan), évoquant une version rabougrie de L'Assommoir, dont il est la suite directe. Plus qu'à ce dernier roman, c'est plutôt au remarquable et méconnu Son Excellence Eugène Rougon qu'il faudrait le comparer : même peinture de la très haute bourgeoisie d'Empire, même mélange de libido et d’appétit de pouvoir, même construction sinusoïdale enfin, tant la trajectoire de l'héroïne semble suivre, avant le dernier chapitre, une alternance entre dépressions et moments d'éclat. Reste que la fin du roman, où tombe le couperet de la mort (sous la forme attendue d'une maladie vénérienne), ramène l'ouvrage vers les rives du récit métaphorique, en quoi il se distingue de Son Excellence..., dont la modernité résidait dans l'absence d'interprétation claire que l'on pouvait tirer du parcours d'Eugène. Bien au contraire, pour Zola, Nana reste « la mouche d'or » qui se nourrit « des ordures », soit le symptôme de la déliquescence morale du Second Empire. La prostituée en est en quelque sorte l'idole, l'allégorie qui incarne le régime tout entier, comme le signale la scansion de slogans bellicistes à la fin du roman (« À Berlin ! À Berlin ! »), annonçant l'imminence de la guerre franco-prussienne et la fin de l'Empire, alors même que le cadavre de la jeune femme commence tout juste à pourrir.


Rarement la haine de Zola pour le régime ne s'était manifestée de manière aussi vigoureuse : envisagé comme un simulacre, le règne de Napoléon III est à celui de son oncle ce que l'opérette (dont Nana est une vedette) est à l'opéra ; pas de hasard, donc, si le spectacle sur lequel s'ouvre le roman, « La Blonde Vénus » (un pastiche de La Belle Hélène d'Offenbach, que Zola détestait), se révèle être, lui aussi, une parodie grotesque d'un sujet grandiose (les amours interdites de Mars et Vénus, telles que relatées par Ovide). La réussite du roman tient à ce que, en dépit de son conservatisme, Zola, tel la mouche d'or, parvient lui aussi à se nourrir de ses propres haines pour produire des visions hallucinatoires : dans les meilleures scènes du livre (notamment le très réussi chapitre V, entièrement dévoué au thème du voyeurisme), l'auteur révèle la facticité du Second Empire, en prenant au pied de la lettre la métaphore du theatrum mundi. Autour de la loge de Nana, observée nue par une cohorte de mâles en rut, se réunissent toutes les classes sociales (acteurs, bourgeois, aristocrates, même un prince d'une couronne étrangère), de sorte que le véritable spectacle ne situe pas tant sur scène – la comédienne aux formes girondes a des talents, disons, limités – mais derrière les décors en carton-pâtes, dans les alcôves du Théâtre des Variétés. Ce lieu bicéphale, où la scène reflète les drames en coulisses, et qui sera désigné plus tard comme un espace « baroque », est en réalité la plateforme secrète reliant les salons de la noblesse aux ruelles des demi-mondaines, quand ces dernières ne sont qu'une extension du pavé parisien battu par les cocottes. Fondé sur une logique d'échos reliant différents espaces apparemment distincts, le roman dévoile les arcanes d'un inframonde où la bonne société s'auto-détruit par excès de vices : Nana mourra le visage décomposé par la vérole, laissant son compagnon, le comte Muffat, ruiné, tandis que Fauchery, autre amant de l'héroïne, s'immolera par le feu dans sa grange à la suite d'une banqueroute.


Cette peinture apocalyptique du Second Empire n'existe toutefois que dans la première partie du livre (avant d'être reprise, tardivement, lors des deux derniers chapitres), et laisse vite place à un autre roman, sentimental et consensuel celui-ci, sur la relation orageuse entre le comte Muffat (personnage d'obsessionnel typique de Zola) et Nana. La lecture du roman saurait prouver à elle seule que la psychologie n'est pas le fort de l'auteur, qui multiplie les scènes de jalousie sans donner de consistance à la toquade de Muffat. Il en va de même pour Nana, qui se présente soudain comme une âme perdue, éprise d'une virginité retrouvée et d'absolu. La méchanceté du satirique perd ici en précision : dans les élans religieux de Nana, dans la tendresse de mère courage qu'elle affiche face à ses invités et ses amies, y a-t-il encore une once de fiel ou Zola fait-il preuve d'un véritable attendrissement ? Difficile de répondre, tant l'écrivain ménage la chèvre et le chou, comme s'il ne parvenait pas à se défaire de cette nouvelle trame. Reste que c'est précisément là que se dévoile une forme de misogynie bien de son temps, dans la manière dont le narrateur souligne que la sincérité de son héroïne confine, avant toute chose, à la bêtise sentimentale ; le « bon fond » se confondant souvent avec la mièvrerie chez Zola, le finale tragique du roman (Nana en martyre de la stupre, le chœur des cocottes à son chevet) paraît bien artificiel, l'héroïne rejoignant la cohorte des jeunes femmes en quête de salut qui peuple les romans les plus faibles de l'auteur (Albine dans La Faute de l'Abbé Mouret, Hélène dans Une page d'amour ou Pauline dans La Joie de vivre). C'est ici l'autre Zola, pas le visionnaire prévoyant les grandes thématiques du XXe siècle (psychanalyse, luttes sociales, adhésion populaire à l'autoritarisme) mais l'homme du XIXe siècle, aux accents désormais très désuets : positiviste, bourgeois, moralisateur.

Mark-McPherson
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