Oblomov
8.2
Oblomov

livre de Ivan Gontcharov (1859)

Apprentissage et désapprentissage, l'homme nouveau et l'homme du passé

Oblomov se présente comme une étude de caractères, de tempéraments contradictoires qu'expliquent plus ou moins des éducations hybrides. L'intrigue, si tant est qu'elle existe, alterne entre des portraits contradictoires et des conversations qui se terminent en impasses. Les rapports humains eux-mêmes sont surprenants, ceux qu'entretient Oblomov avec lui-même, sont paradoxaux, exigeants en théorie, il ne fait que par paresse et préoccupation que procrastiner. Mais il est lui-même conscient de ses limites qui le tourmentent sans pour autant le pousser à l'action, comme si la contrition même l'absolvait de ses torts. Il semble tout aussi enthousiaste à l'idée de mener ses projets à bien qu'il ne met d'énergie à les repousser, il vit en quelque sorte dans le rêve d'une vie idéale mais n'arrive pas à se sortir du marasme dans lequel il trouve une forme de confort.
Comment expliquer l'attitude d'Oblomov, par la déception d'une vie trop monotone au travail? Mais la vie qu'il choisit ne l'en est pas moins. Mais peut-être est-ce cet aspect velléitaire qui distingue sa vie actuelle de celle qu'il a pu vivre auparavant. Dans les deux premières parties du roman, il tire sans cesse des plans sur la comète mais les remet à plus tard ce qui s'oppose diamétralement au travail que doit produire un employé de bureau. On pourrait aussi supposer que l'influence de l'environnement de son enfance, peu curieux et peuplé de plus de rêves et de contes que de réalités oriente ses aspirations vers l'abstraction ou du moins le détachement de la réalité matérielle. Mais également cette tension vers le fantastique, ce retrait vers l'habituel forge le caractère d'Oblomov, les vieux contes racontés par sa nourrice ainsi que les habitudes bien réglées d'Oblomovka le poussent à une peur de l'inconnu. L'extérieur devient source de soucis et l'oisiveté y est sans cesse encensée, on procrastine dans cette campagne et, érodé par l'étude qui ne prend son sens, pour lui et sa famille, que dans les honneurs qu'elle peut apporter semble orienter un Oblomov déçu par le côté monotone de ces positions vers l'oisiveté dans laquelle il a grandi.
Le soin que l'on a mis à le choyer, à le protéger explique également, non seulement sa profonde dépendance de Zakhar mais aussi le mépris qu'il ressent à son égard, toute activité servile lui semble normale et les protestations l'indignent donc. Mais ce qui crée réellement l'animosité d'Oblomov à l'égard de son serviteur c'est le rapprochement qu'il fait entre lui, un propriétaire terrien, et un autre, moins digne, cet aspect de la situation confirme bien le sentiment d'appartenance d'Oblomov à une classe supérieure, sentiment qui ne s'exprime cependant que de manière fragmentaire puisque celui ne bronche pas quand son serviteur traîne des pieds. Cependant cette réflexion sur l'autre, qui provoque d'abord l'ire d'Oblomov le ramène ensuite à sa qualité, non de propriétaire mais d'homme inactif ou plutôt incapable à se décider tant et si bien qu'il s'en remet aux autres pour décider de son avenir. Mais là encore cette critique a des limites puisqu'il s'entoure également de personnages placides n'ayant aucune incidence sur sa vie, la peuplant sans l'animer.
A l'heure des cultural studies, les rapports humains d'Oblomov doivent être analysés de près. Mais il faut se défaire des prismes culturel et temporel. Puisqu'il s'agit ici de la vie d'un propriétaire terrien du XIXe, on doit prendre certaines précautions avant de se pencher trop avant sur ses relations. Celle qu'il entretient avec Zakhar, par exemple, dont on a déjà un peu traité, peut sembler paradoxale mais aussi s'inscrire dans un rapport de domination et de soumission filé dans tout le roman. Là où d'aucuns s'insurgeraient actuellement de la tension qui semble régner entre les deux personnages, il règne en fait une sorte d'harmonie dûe à l'acceptation des rôles respectifs, en témoigne les paroles de Zakhar dans le dernier chapitre. Ce qui permet de confirmer le trait attribué à Oblomov qui est la bonté, c'est simplement une bonté de son époque, malgré les « mots pitoyables », une bonté de classe.
Cette même tension est observable dans la relation d'Anissia et de Zakhar, où une même soumission à laquelle les personnages ne pensent même pas peut être observée. Là où cette soumission prend une allure plus originale est dans la question du personnage d'Olga. Tout d'abord dans son rapport à Oblomov où pour le coup, elle domine, cependant elle finit par échouer et l'on peut se demander si cet échec est dû à la l'oblomovisme ou à un message sous-tendu de l'auteur, qu'en matière d'amour l'homme domine. Cette théorie est confirmée et infirmée par la relation de cette dernière à Stolz. Discret d'abord, il éveille doucement son esprit mais sur le mode de l'amusement, puis par la suite s'ensuit une éducation sérieuse ce qui pourrait faire penser que là où le rapport de Pygmalion à Glatée a échoué entre Olga et Oblomov, il réussit entre Stolz et cette dernière. En particulier car, comme dans le mythe, il lui insuffle la vie à la suite de son chagrin d'amour. Cependant Stolz est fier d'avoir une femme instruite, est-ce par ce qu'elle l'est par ses soins, ou simplement parce qu'elle est intelligente, cela reste flou. Mais leur relation n'en est pas pour autant moins opposée à celle d'Anissia et de Zakhar où celui-ci s'efforce de ne pas voir que sa femme le surpasse. On pourrait y trouver un problème puisqu'Anissia n'y trouve aucune victoire apparente, elle se soumet car c'est son rôle, malgré sa compétence supérieure. Et c'est cet écrasement de la femme, son constant rejet dans la minorité qui pourrait choquer aujourd'hui. Néanmoins, l'oblomovisme s'interpose une fois encore entre cette théorie et le roman, puisqu'Oblomov est le mineur par excellence.
Est-il mineur ou resté dans une époque passée, la question de l'entrée dans l'époque contemporaine se pose aussi et l'on peut distinguer les personnages qui s'y intègrent et ceux qui s'y opposent même s'il demeure à mon sens un entre-deux. Oblomov et Agafia sont des figures du passé, Stolz et Olga appartiennent à l'avenir tandis que des personnages comme Tarantiev et le frère d'Agafia sont entre les deux. Certes ils méprisent les « actions » et l'avenir financier mais leur respect pour les propriétaires terriens et la noblesse est perdu.
Mais l'on ne peut traiter du roman que par ses personnages, la figure auctoriale apparaît à travers un narrateur qui se fait ressentir plus ou moins discrètement. D'abord par des allusions directes, comme certaines interventions parlant de « cette histoire » ou même la figure de l'écrivain qui apparaît dans le dernier chapitre. Mais aussi dans les aspects romantiques du roman, prémonitoires. Le lilas qui se fane comme pour annoncer au lecteur l'échec d'une histoire d'amour, le gel de la Néva qui exprime la rupture du lien entre Olga et Oblomov, toutes ces correspondances du paysage aux aléas de l'histoire, quand ils sont prémonitoires, sont autant de marqueurs narratifs, d'indices laissés au lecteur par l'auteur. De plus, ce que l'on apprend de l'oblomovisme est clairement énoncé par les personnages mais peut-être plus fortement encore défini dans leurs actions et leurs destins. Chacun est apparié avec son semblable qu'il ne trouve au moment opportun que par, ce qu'il faut souligner, la volonté de l'auteur. Ainsi la tranquillité et le destin oblomoviens ne sont possibles que brodés dans le canevas que tisse précisément l'auteur. Les épreuves mêmes qui empêchent le destin d'Ilia Ilitch de se dérouler selon ses projets montrent la nature profonde du personnage.

louiseg2112
8
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le 25 avr. 2022

Critique lue 6 fois

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