Constante dans l’oeuvre de Yanick Lahens, la mémoire familiale demeure au cœur de son dernier roman, véritable fresque intime et historique. La quête identitaire de la narratrice fait surgir parmi ses racines la figure d’Élizabeth Dubreuil, née libre à La Nouvelle-Orléans vers 1820, et avec elle une lignée de femmes marquées par l’exil, l’esclavage, les violences patriarcales et les silences hérités. À travers cette généalogie longtemps enfouie, la romancière redonne voix à celles qui ont résisté dans l’ombre, transformant leur vécu en récit collectif et poétique de l’histoire haïtienne.
Cette mémoire incarnée prend forme à travers une filiation féminine inspirée des propres ascendantes de l’auteur. Élizabeth Dubreuil, personnage central, est la petite-fille d’une ancienne esclave affranchie devenue commerçante indépendante. Une génération plus tard, Régina, jeune mulâtresse, croise le général Léonard Corvaseau, avec qui elle aura un enfant. Bien que séparées par le temps, ces femmes sont unies par une transmission symbolique et spirituelle, incarnant une souveraineté discrète transmise dans la pénombre. Héritière de cette lignée, la narratrice recompose leur histoire à partir de fragments, de silences et de souvenirs, cherchant à comprendre comment elles ont façonné son identité.
C’est dans cette continuité que s’inscrit la symbolique des passagères de nuit, qui irrigue tout le roman : reléguées aux marges de l’histoire officielle, ces femmes avancent dans l’obscurité, non pas comme des figures effacées, mais comme des gardiennes de la mémoire, des tisseuses de sens. Alors que le jour appartient aux dominants, la nuit est le territoire des résistances discrètes, des transmissions souterraines et des souverainetés silencieuses. Être passagère de nuit, c’est habiter ce lieu de l’invisibilité imposée, tout en refusant l’effacement et en semant dans les ténèbres les graines d’une dignité inaltérable.
Ample et lyrique, l’écriture se déploie en phrases longues et sinueuses, qui ralentissent le rythme comme pour mieux épouser le mouvement de la mémoire. Si cette prose poétique enchante par sa musicalité et sa densité, elle peut aussi désorienter par moments, tant la fragmentation du récit brouille les repères temporels et narratifs, affaiblissant du même coup la tension dramatique et diluant l’impact de certaines scènes au profit d’une méditation diffuse.
Mais cette exigence formelle est aussi le reflet d’une ambition : celle de ne pas céder à la facilité du récit linéaire, de refuser les simplifications et de rendre justice à la complexité des trajectoires féminines. Alors que les figures masculines dominent les récits de conquête, Yanick Lahens choisit de faire entendre les voix de celles qui, marchant dans la nuit, ont éclairé le chemin de leurs descendantes. Elle rappelle, avec une élégance poignante, que l’histoire ne se construit pas seulement dans la lumière éclatante des événements, mais aussi dans les ténèbres fécondes des vies silencieuses.
Passagères de nuit est ainsi un roman exigeant, traversé par une mélancolie lumineuse, qui s’impose comme un hommage vibrant à toutes celles qui, invisibles mais essentielles, ont porté en elles la mémoire d’un peuple et la promesse d’une souveraineté retrouvée. (4/5)
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