À seize ans, Kounta Kinté marche dans le monde avec la certitude tranquille de ceux qui connaissent leur lignée. Il porte en lui les Mandingues d’Afrique de l’Ouest, la noblesse d’Omoro, la douceur de Binta, et tout un cortège d’ancêtres voyageurs et guerriers remontant jusqu’aux premiers récits du monde. Sa route devait être simple : devenir un homme respecté, bâtir une famille, transmettre la force de son nom, et faire prospérer Djouffouré, ce village lové au cœur de la Gambie. Mais en 1766, en une nuit, la fatalité le saisit. Parti tailler un tambour pour son petit frère, il tombe entre les mains d’hommes venus défaire des vies. Vendu aux « toubabs », arraché à la forêt, jeté dans la cale noire d’un navire, il entre dans l’ombre.
La traversée est une déchirure sans langage : les coups, la faim, l’odeur de l’humain réduit à sa souffrance, l’obscurité qui avale les noms. Quand la lumière revient enfin, elle révèle un monde qui n’a rien de la terre promise de ses ancêtres : la Virginie, ses plantations, ses fers. Kounta ne verra jamais Tombouctou, ni les routes du Mali qu’il parcourait en rêve ; il ne sera ni guerrier ni voyageur. Pourtant, dans la nuit de l’esclavage, il gardera au plus secret de lui une étincelle de fierté, une résistance immobile mais tenace. Il fondera une famille ; ses enfants naîtront enchaînés, mais ils hériteront de cette braise — la certitude d’avoir été, un jour, un peuple libre.
Génération après génération, le nom de Kounta Kinté passera comme un fil d’or au milieu des ruines. Et deux siècles plus tard, l’un de ses descendants, Alex Haley, retrouvera cette trace fragile pour reconstituer l’arbre dévasté de sa lignée et lui rendre voix.
« Racines » est un roman qui secoue, qui serre la gorge, qui oblige à poser le livre par instants pour respirer un peu. Sa langue est simple, droite, et c’est peut-être pour cela qu’elle touche autant : elle ne masque rien, elle ne détourne pas les yeux. Ce récit n’est pas seulement une traversée historique ; c’est un retour vers ce qui en nous résiste encore au naufrage, vers nos propres héritages, vers ce que la mémoire tente de sauver quand tout le reste sombre
Dans un monde où l’Histoire s’écrit souvent du côté des vainqueurs, ce livre offre enfin un espace à ceux qu’on avait réduits au silence. Et cet espace, Alex Haley l’ouvre avec une dignité bouleversante.