Il y a trente-cinq ans, une insurrection populaire mettait fin à l’une des dictatures les plus singulières et impitoyables d’Europe : celle de Nicolae et Elena Ceausescu. Après plusieurs romans, dont un premier consacré aux horreurs du goulag, l’auteur américano-lituanienne Ruta Sepetys publiait en 2022 un roman jeunesse, aujourd’hui réédité au format poche. Dans une narration haletante, nourrie d’un travail de recherche rigoureux, elle revient sur ce soulèvement et sa lente fermentation, entre faim et terreur.
Cristian, lycéen à Bucarest en 1989, raconte son quotidien : la ville grise comme un « monochrome froid », les files interminables pour des fayots périmés, l’appartement glacial, et surtout, la peur. Peur de finir dans les geôles où l’on meurt sous la torture. Peur de perdre son emploi ou pire, au moindre soupçon de déviation. Peur face à un contrôle total, jusqu’à l’absurde : une police gynécologique veille même au devoir de reproduction des femmes.
Ce ne sont pas seulement les agents de la Securitate et leur cruauté barbare qui font trembler. C’est de tout un chacun qu’il faut se méfier – « Ne fais confiance à personne. Tu as compris ? A personne. » –, la police secrète recrutant et terrorisant un réseau serré d’informateurs civils – une personne sur dix, estime-t-on. Jusqu’au sein des familles, on parle à voix basse, par crainte des « Philips », ces micros dissimulés partout. Parfois, on ne parle pas du tout, la trahison s’immisçant dans les couples et les fratries, les uns dressés contre les autres par le chantage et la terreur organisée.
Malgré tout, le couvercle jeté sur le pays ne parvient pas à demeurer totalement hermétique. Livres, magazines et vidéos venus de l’Ouest circulent sous le manteau, tandis que des radios clandestines occidentales maintiennent tant bien que mal le lien avec le monde. 1989, c’est la chute du mur de Berlin et la révolution de velours en Pologne et en Tchécoslovaquie. En Roumanie, la révolte éclate à Timișoara, puis gagne Bucarest, Cristian et les étudiants en première ligne. A la paranoïa succède une vague d’espoir que ni le sang ni la violence ne pourront contenir.
Illustré de photographies en fin d’ouvrage, ce récit traversé par un souffle romanesque puissant n’est pas seulement prenant, mais essentiel. Par sa précision historique et sa restitution saisissante du quotidien sous Ceausescu, il bouleverse autant qu’il éclaire. En donnant voix à un adolescent, il rend l’histoire accessible sans jamais l’édulcorer. Bien plus qu’un roman jeunesse, c’est un témoignage à la portée universelle, un outil de mémoire et de transmission, à mettre entre toutes les mains. Coup de coeur.
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