[Critique à lire après avoir lu le livre]
Quentin, 14 ans, se rend avec sa mère chez ses grands-parents paternels, accompagné de sa cousine Chloé, de quelques années plus jeune que lui. Ils doivent, avant, rendre visite à son père, qui a eu un accident. On l'imagine à l'hôpital, d'autant que Quentin explique n'être pas certain que la plante achetée par sa mère "plaise à [son] père". Quelques pages plus loin, on apprend que la grand-mère avait dû faire la connaissance de Chloé "le jour des obsèques de [son] père". Première surprise. On va découvrir que le décès tragique de ce père - il s'est planté contre un arbre en voiture - recelait un lourd secret.
Les tensions de la puberté
Lourde, telle est l'ambiance de ces quelques jours. A cause de sa mère, qui ne supporte plus Quentin depuis qu'il est menacé d'être renvoyé de son collège pour cause de bagarre. A cause de son grand-père, irascible, imprévisible, en partie à cause de la perte de sa mémoire. A cause de Chloé enfin, avec laquelle son cousin entretient des rapports troubles. C'est l'une des singularités du roman : avoir choisi comme héros un préado et une enfant. Vincent Almendros entretient une sourde tension érotique entre Quentin et Chloé. Il prend soin de commencer par la nier, page 21 :
Il était impossible de trouver du charme à ma cousine, dont les joues étaient encore rondes et potelées. Au contraire, quelque chose de disgracieux affectait son visage, sans qu'on puisse affirmer précisément si c'étaient ses oreilles rabattues ou ses sourcils noirs et fournis qui, pour l'heure, rendaient sa beauté incertaine.
Plus loin, ces réserves sur le physique seront rappelées. Page 27, en identifiant Chloé à son lapin-doudou par une allusion à ses oreilles : "Avec son corps sale, ses jambes maigres et ses oreilles qui pendouillaient, je reconnus tout de suite le lapin avec lequel ma cousine dormait". Page 86, lorsqu'on lit que Chloé "attacha ses cheveux en une volumineuse queue de cheval qui dégageait le pavillon de ses oreilles décollées." Encore les oreilles, et une coiffure qui annonce le cheval de la fin du roman...
Si tension érotique il y a, elle ne naît donc pas d'un sentiment amoureux. Cette ambigüité levée, Almendros a toute latitude pour... la faire exister. Ainsi, page 68, lors d'une scène de chatouilles, après que, "comme elle se contorsionnait, son débardeur découvrit son ventre" :
Je me collai contre elle pour l'empêcher de se débattre, attiré par la fougue fiévreuse de ce corps hilare [belle asation]. J'avais envie de jouir, quelques secondes encore, de ce sentiment de domination".
L'auteur le sait, impossible de lire une phrase telle que "j'avais envie de jouir" sans que naisse une image érotique. Image furtive, vite effacée par la suite du récit.
Plusieurs péripéties participent en outre de ce contexte latent. Lorsque Quentin, rangeant les affaires de sa cousine, s'empare de son bas de maillot de bain qu'il dissimule à sa mère avec un sentiment de faute. Lorsque Chloé lance "tu viens ?" à son cousin pour qu'il monte dans une cabane puis, lorsque dans la cabane Quentin confie "j'avais le sentiment que, même sans parler, on retrouvait déjà une forme d'intimité tous les deux", lorsqu'ensuite il sent sa paume "chaude et légèrement moite dans la [sienne]". Enfin la scène où Quentin la plaque au sol évoque clairement le viol. Page 94 :
Étendue dans l'herbe, elle essayait de toutes ses forces de me tenir à distance. Cette fois, elle ne riait pas. Il n'y avait plus rien de ludique dans sa façon de me repousser. Elle se mordillait la lèvre inférieure pour se donner de la force, mais j'étais plus grand et trop lourd, elle ne pouvait pas se libérer.
Mezza voce, en évoquant ce préadolescent sur le point d'entrer dans l'antichambre de l'âge adulte, Vincent Almendros suggère la violence qui sommeille en tout homme. Le monstre dont il est question, celui qui s’annonce par une moustache et de "rebutants boutons", c'est bien la bête que peut devenir l'individu de sexe masculin qui, dominé par ses pulsions, use de la force qu'il a vu se développer à partir de la puberté.
Une menace diffuse
Une menace pèse donc sur Chloé, mais aussi sur Quentin, inquiet de cette transformation. Ne déclare-t-il pas, page 82, "Si j'étais honnête, il y avait eu quelque chose d'anormal dans ma façon de me coller contre elle" ?
Là aussi, Vincent Almendros procède par petites touches pour faire ressentir la menace du titre. C'est une balançoire dangereuse que Quentin laisse sa cousine utiliser sans précaution, une guêpe insistante au bord de la piscine, un chien agressif courant derrière les vélos de Quentin et Chloé, un orage sur le point d'éclater. Et surtout une invasion de fourmis sur la nappe, épisode sur lequel il faut s'attarder un peu.
D'abord il s'agit de fourmis ailées donc un peu monstrueuses, comme les créatures mythologiques mélangeant humain et animal. Elles renvoient à Quentin lui-même, à cheval entre l'enfance et l'adolescence. Ensuite, cette inquiétante invasion est associée à une tension érotique, reprenant le premier thème du roman. Page 60 :
Celles qui avaient le plus de mal à se mouvoir se laissaient monter dessus par les plus vives, une colonie grouillante et frénétique, sans qu'on sache bien si ces fourmis descendues du ciel s'attaquaient entre elles maintenant ou cherchaient à copuler.
Enfin, cette menace en suggère une autre puisque le grand-père assure qu'elles annoncent l'orage.
Ces "mini-menaces", distillées tout au long du roman, finissent par instaurer une atmosphère troublante, comme Almendros l'avait fait pour Un été.
Un lourd secret
Ultime thème, relié aux deux autres : le secret. Si Quentin a cédé à la violence contre son petit camarade de collège, c'est d'une part parce que celui-ci se moquait de sa transformation physique, d'autre part parce qu'il a évoqué l'arbre contre lequel son père était venu se planter. Le garçon sent qu'un halo de mystère entoure cette mort. La gêne de sa mère pour en parler suscite en lui la sensation d'une autre menace, celle de découvrir autre chose. C'est par Chloé qu'il apprendra l'existence d'une lettre, donc d'un acte délibéré. On apprend par ailleurs, à la toute fin, que Quentin avait ressenti comme une menace le souffle de son père sur son cou la veille de son suicide : "Oui, c'était peut-être cette peur injustifiée, instinctive, que je cherchais à taire".
Si la puberté, temps de transformation du corps, est déjà une période de fragilité, ce non-dit pressenti par Quentin en ajoute une couche. L'hostilité de sa mère n'arrange rien, alors que Quentin aurait besoin d'être soutenu. On n'est donc pas surpris de ses accès de violence.
La révélation du secret libère Quentin d'une autre menace qui pesait sur lui, cette mère sans cesse sur son dos. Page 102 : "A présent que je savais qu'elle m'avait menti durant toutes ces années, elle ne me faisait plus peur. Face à elle, je me sentais même protégé par une forme d'immunité." Cet épisode chez les grands-parents signera, pour le garçon, l'entrée dans un nouvel âge. "Du reste, je n'étais pas très à l'aise dans les bras de ma mère. (...) Je n'étais plus un enfant."
Beauté du style... avec quelques réserves toutefois
Le style des Editions de Minuit, c'est celui d'une langue épurée, héritée peut-être de Marguerite Duras. Le XIXème siècle est bien loin, même si un continuateur de Proust, Eric Laurrent, est également accueilli dans la maison à l'étoile. Écrire dépouillé tout en étant littéraire est une vraie gageure. La plupart donnent simplement l'impression que leur roman n'est "pas écrit". Parmi ceux qui y parviennent, citons Marie-Hélène Lafon, Tanguy Viel, Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, l’Annie Ernaux de Passion simple... Liste non exhaustive, bien que malgré tout restreinte.
Vincent Almendros est de ceux-là. Il décrit minutieusement ce qu'il narre en usant d'une syntaxe aérée. Un savant dosage. Exemple du gâteau d'anniversaire, page 110 :
Confus, je pris une grande inspiration et, sans réfléchir, soufflai doucement sur les bougies, balayant devant moi de gauche à droite, puis de droite à gauche, en expulsant peu à peu tout l'air que contenaient mes poumons. Lorsque tout fut éteint, on m'applaudit, assez mollement, puis le clapotement moite des paumes faiblit de lui-même. Ma mère s'éloigna et ralluma le salon. C'était fini.
Et, en fin de page : "Je n'avais plus faim. De peur de paraître ingrat, j'esquissai un sourire qui s'abêtit de lui-même. L'assiette s'alourdit sous le poids du gâteau." Une belle manière de traduire l'obligation pesante de manger. On pourrait multiplier les exemples, mais cette critique est déjà assez longue... Concluons donc, par quelques réserves venant contrarier légèrement ce concert d'éloges.
- Page 12, la répétition de la conjonction "et", assez maladroite :
Elle s'installa et, comme si elle ne m'avait pas entendu, boucla sa ceinture et alluma le moteur.
"Avant d'allumer le moteur" eût pu résoudre le problème.
- Page 16, cette syntaxe incorrecte : "Dès qu'elle descendit de la Toyota, je suivis ma mère (...)". La règle de l'apposition veut que ce qui suit la virgule doit reprendre le même sujet. Donc : "Dès qu'elle descendit de la Toyota, ma mère (...)". Cela dit, je trouve tant d'exemples aujourd'hui de ce genre, que je me demande si ladite règle ne va pas sauter, devant l'usage. Peut-être est-ce même déjà le cas ?...
- Page 54, l'usage du mot compliqué, véritable tic contemporain, que l'écrivain aurait pu remplacer par difficile ou dur : "La sixième, ça n'a pas été trop compliqué, finalement ?" On peut parfaitement écrire des dialogues réalistes sans céder aux clichés de langage...
- Page 81, cette phrase lourde : "Ma cousine répondit que ses parents avaient dit que c'étaient eux qui appelleraient (...)".
Rien de très grave. Ces quelques fausses notes n'obèrent pas la sensation d'un superbe petit roman, d'une grande subtilité. De la littérature pointilliste, comme on peut le dire de la peinture d'un Seurat ou d'un Pissarro, qui autorise, donc, à se montrer pointilleux dans la critique qu'on lui adresse ! Tout en attendant avec impatience la prochaine livraison de cet auteur qui sait, ultime qualité, se faire désirer.