Peaky Blinders
7.9
Peaky Blinders

Série BBC One, BBC Two (2013)

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Nous avions roulé jusqu’à Birmingham, puis nous continuâmes à pied jusqu'au Garrison, à l'angle de la rue éponyme et de la Witton steet. Gustave Courbet nous y attendait, à une table au fond légèrement ivre, pour nous faire un topo. C'est un tas labyrinthique de murs à quatre étages, nous a-t-il dit sans détour à propos du quartier, de longs bâtiments industriels qui s'alignent dans l'odeur du feu à l'infini. C'est la pagaille, la pure logique industrielle. Vous savez ce que je dis, « le fond du réalisme c'est la négation de l'idéal ». Et bien le chaos, c’est le paroxysme de cette idée. Nous y sommes. Dans ce quartier on a poussé à fond le fond du réalisme, on en a même enlevé les formes. Tout s’entremêle ici dans une négation savante de l’idéal, comme une reprise cubique de L’origine du monde. C’est plus que jamais tangible, la pierre et le charbon ça fait sérieux, je dis pas, et pourtant… … c’est un décor anonyme sans visage, un motif de dédale antique au sol autour et au travers des bâtiments, et des reliefs de pubs poussent dans des coins qui résonnent comme des halls d’entrée vides jusque dans de longs couloirs intérieurs, où trois mots reviennent toujours : Peaky Fucking Blinders !


Et il s'enfila son whisky d'une traite, pour en recommander un autre aussitôt, à une serveuse blonde fort jolie au teint de poupée de cire qui faisait tâche ici. Gustave Courbet semblait au bout du rouleau, comme s'il avait vu le diable. Et nous, les frères Goncourt, Edmond et Jules, anachroniques, mais pas plus que Gustave, cliniciens ès Lettres en tout cas d'après Victor Segalen, étions là pour reprendre le flambeau à notre sauce naturaliste, déterminés à étudier le Peaky Blinder dans son milieu naturel, et peut-être même à en ramener un spécimen sur Paris pour une étude médico-littéraire plus approfondie.


Notre intuition d'abord fut que la délinquance juvénile ici fleurissait au hasard des reliefs, dans le motif cubique des puzzles pour enfants. Et même les plus vieux avaient dans les yeux la paillette inconséquente, si rare au-delà de vingt ans, de l'adolescent révolté. Les orphelins pullulaient, et tous avaient l'air de petits messieurs, prêts à lâcher n'importe quelle information pour quelques shillings.


Bientôt nous fréquentâmes assidûment les lieux que l'on nous avait recommandés, idéaux si vous jouiez le jeu pour observer le Peaky Fucking Blinder sous toutes ses coutures. Nous nous compromîmes dans quelques activités illégales, pour la science, en respectant les précautions d'usage propres à l'observateur naturaliste. Quand on sait se déplacer en forêt sans effrayer les oiseaux, on a rien à craindre des sociétés de bandits. Le risque majeur ici était, à force de regarder, d'être associés à un quelconque service de renseignements, aux RG de la couronne par exemple, ou aux espions (communistes russes, italiens fascistes, juifs juifs...) ennemis potentiels de la famille Shelby. Il nous fallut commettre quelques meurtres et cambriolages, pour la science toujours, afin de nous intégrer biens et sereins, enfin, dans les petits papiers de l'organisation. Nous pûmes alors observer le chef de gang à la loupe.


Thomas Shelby est un être extraordinaire. Quand il vous fixe de ses grands yeux bleus clairs, grands ouverts dans l'écrin de ses orbites ascétiques surlignés de longs cils féminins, il devient impossible de lui refuser quoi que ce soit. Il a l'art du langage, et quand il a une idée en tête, alors il marche au ralenti, le visage penché sous son béret, sur une musique de rock britannique qui lui donne encore plus la classe. Il porte en lui tout le destin d'une famille d'êtres traumatisés par la guerre, et le sentiment classique mais souvent justifié du vétéran, d'être oublié après coup par sa nation. Ça rend pragmatique, d'être négligé par le roi et la reine après l'horreur à leur service, et il est difficile d'en vouloir à ceux qui prennent le parti de la mafia. Peut-être aussi, je l'envisage, nous sommes nous laissés mon frère et moi berner par les beaux yeux hypnotiques de Thomas... Une chose est sûre, c'est qu'à forces d'observer on observe, et qu'à force d'écrire on écrit le plus dur de ce que l'on observe, c'est-à-dire, comme le disait Baudelaire, « toutes les plaies de ces jeunes adultes, comme un médecin qui fait son service dans un hôpital ». À leurs côtés, il devient évident que, derrière le vernis de l'élégance, se cache la nécessité permanente, terrible, et vitale, de ne plus laisser paraître l'angoisse pourtant massive, inhérente à la profession. Dans les moments de calme entre chaque tempête, c'est un grand plaisir, un plaisir tragique, de les voir cacher profondément leurs blessures sous la vanne et le whisky, posture de consolation pour que tous le soir venu ne se pendent pas à la corde à sauter du club de golf.

Vernon79
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le 30 mars 2019

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