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Série HBO (2002)

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« The Wire » : aux bons soins de Baltimore…

Analyser The Wire, c’est un peu comme gravir une montagne sans fin. Derrière chaque élément soulevé, il s’en cache d’autres d’importance et de portée équivalentes. On a beau énumérer en chapelet faits, situations et personnages, on parvient à peine à entamer le vernis d’une fresque urbaine en tous points étourdissante.


D’abord parce que la série de David Simon sème, saison après saison, les thèmes, les enjeux et les points de vue. À la confrontation initiale entre policiers et vendeurs de drogues se succèdent, dans un subtil écheveau, le monde viril et impécunieux des docks portuaires, un microcosme politique au cynisme confondant, un système scolaire en lente dégénérescence et une presse locale où l’intégrité déontologique passe sous les fourches caudines du mensonge et de l’affabulation. Ensuite parce que le show permet à des dizaines de personnages de coexister sans jamais se parasiter, comme autant de pièces de Mikado savamment et utilement liées les unes aux autres. Proche du documentaire, The Wire s’incarne tout entier dans une triple immersion. On y explore dans un premier temps la communauté noire de Baltimore, essentiellement par le truchement du trafic de drogues et de l’indigence, ensuite les forces de l’ordre, leurs statistiques truquées et leurs petits accommodements avec l’éthique, et enfin les diverses institutions locales – prisons, écoles, tribunaux, port, presse, municipalité… Baltimore, métropole la plus peuplée du Maryland, ici érigée en personnage à part entière, constitue une toile de fond des plus substantielles, puisque s’y expriment tour à tour les rapports ambigus au pouvoir, les piètres conditions d’existence des classes populaires et ouvrières, la turpitude politique et policière ou les faits d’armes d’une jeunesse souvent rendue au dernier degré de la vertu – mais pas toujours dénuée de sens moral.


En scénariste aguerri, Edward Burns est parvenu à injecter dans The Wire ses souvenirs d’ancien officier de police et de professeur d’école publique. Son histoire personnelle entre d’ailleurs en résonance avec celle, très accidentée, du détective Roland Pryzbylewski, agent problématique reconverti en enseignant prévenant et apprécié. L’âpre réalisme dont se fend la série de David Simon lui doit énormément, au même titre que l’annonciatrice The Corner, qui traitait elle aussi, quelques années plus tôt, de ces quartiers de Baltimore rongés par les trafics de drogue et la violence. Au-delà de cet aspect documenté et documentaire, le show de HBO s’est toujours échiné, sans manichéisme aucun, à saisir et exploiter la moelle de ses personnages : l’homosexualité contextuellement insolite d’Omar Little, le charismatique braqueur de dealers ; l’alcoolisme et les écarts de conduite de Jimmy McNulty, inspecteur de police souvent désabusé et pas tout à fait étranger au syndrome de Peter Pan ; l’ambivalence de Stringer Bell, criminel de premier plan étudiant secrètement la gestion et lecteur occasionnel d’Adam Smith ; la figure virginale de Cedric Daniels, l’étoile montante de la police, qui refuse obstinément – et à contre-courant – toute forme de compromission ; l’indignation sélective, parfois sourde ou résignée, du conseiller et maire Tommy Carcetti ; cette sorte de sympathie naturelle dont est porteur Bodie, le délinquant old school dépassé par la radicalité et l’immoralité de Marlo Stanfield, nouveau prince des rues ; la rédemption progressive de Namond Brice, grande gueule au cœur tendre, longtemps affecté par une mère castratrice et une destinée de truand… Oeuvre chorale, The Wire déverse, de bout en bout, un flot ininterrompu de protagonistes en évolution constante : flics, criminels, éducateurs, professeurs, psychologues, journalistes, conseillers, politiciens, avocats, hommes d’affaires, drogués, sans-abri… Fait notable, à la faveur d’une construction dramatique exceptionnellement astucieuse, une bonne partie d’entre eux subiront les affres de Baltimore du premier au dernier épisode, contribuant ainsi à un portrait métropolitain d’une grandeur et d’une précision inestimables.


The Wire n’est toutefois pas qu’affaire de protagonistes étoffés et d’arches narratives complexes. La série se caractérise aussi par sa propension à sacrifier des personnages-phares, par un humour étonnamment riche et par ses nombreux éclairs de génie, qu’un boulier ne suffirait probablement pas à dénombrer : la spatialisation éloquente des problèmes sociaux, les règles du jeu d’échecs expliquées à la lumière de la vente de drogues, une scène mémorable entièrement dialoguée à coups de « fuck », une salle de classe aux airs de tripot, une photocopieuse employée comme détecteur de mensonges, des gamins feignant de s’entretuer en campant les gangsters les plus célèbres de Baltimore ou l’invraisemblable invention d’un tueur de SDF pour accroître les moyens, longtemps dérisoires, mis à la disposition de la police. Bien que frappants, ces moments n’ont rien de vulgaires cabrioles stylistiques ; ils témoignent respectivement de la relégation sociale, des affaires criminelles du clan Barksdale, des horreurs auxquelles sont quotidiennement confrontées les forces de l’ordre, de l’inadéquation persistante entre le système scolaire traditionnel et une certaine jeunesse issue des quartiers populaires (bientôt soumise à une pédagogie alternative et différenciée), de l’ignorance crasse des petites frappes et enfin de l’épuisement concomitant des budgets municipaux et du moral des brigades de police, lequel débouchera sur des écoutes illégales et un vaste redéploiement de moyens et d’effectifs à la seule discrétion de l’inspecteur McNulty. David Simon, le créateur de la série, a un jour déclaré vouloir faire état de la façon dont « les institutions impactent les individus ». En dépeignant une société déliquescente qui ne sert que les intérêts des plus puissants et des plus nantis, en insérant des taupes dans les services de police et dans les tribunaux, en arguant que l’obsession statistique à propos de la criminalité, « c’est comme si on traitait un cancer à l’aspirine », l’écrivain et journaliste semble avoir vu juste et être parvenu à ses fins.


Les institutions, justement, sortent des cinq saisons de The Wire en loques, sinon en lambeaux. Les plus glorieuses victoires de la police se révèlent partielles, sujettes à caution, et jamais pleinement satisfaisantes. L’école et les forces de l’ordre s’époumonent vainement pour obtenir des financements pourtant indispensables à leur bonne marche. Pendant ce temps, le trafiquant de drogues Stringer Bell réalise des investissements colossaux dans l’immobilier, les caïds du coin se réunissent pour collaborer et maintenir leurs affaires à flots et Marlo Stanfield, jouant les grands seigneurs, distribue des liasses de plusieurs centaines de dollars aux gosses de Baltimore afin de préparer leur rentrée des classes. La mairie de Tommy Carcetti, quand elle ne court pas derrière les fonds si convoités du gouverneur, se voit contrainte de composer avec une série de scandales peu honorables, à l’instar de la corruption policière lors de l’affaire des meurtres de SDF ou cet « Amsterdam » installé en plein coeur du Baltimore déshérité, où la drogue s’écoule presque librement, au vu et au su de tous. Finalement, l’esprit de The Wire tient peut-être tout entier dans une séquence : le montage alterné présentant successivement une réunion de police évoquant le tueur de SDF et une salle de rédaction du Baltimore Sun traitant précisément du même sujet. Tant la brigade des homicides que la presse écrite, incapables de dessiller les paupières quant au trafic de drogues et aux cadavres dans les maisons abandonnées, se mettent aux trousses d’un fantasmatique tueur en série, sorti tout droit de l’imagination débordante d’un policier aussi investi que borderline, depuis longtemps en délicatesse avec les règles et l’autorité. La faillite relative de ces deux institutions, pendant que prospère le crime organisé, en dit long sur l’impuissance d’une société donnée à lutter contre ses propres démons, particulièrement quand les moyens financiers manquent à l’appel et que la volonté des uns et des autres semble entamée.


Article publié sur Le Mag du Ciné

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le 5 oct. 2019

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