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Série HBO (2002)

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Cela fait à peine sept jours que j'ai commencé à regarder cette série. Puisqu'elle est terminée, j'ai eu le loisir de la mener à son terme et de vivre, en sept jours, l'histoire de cinq années de la vie de la Police de Baltimore, de ses docks, des rues de West Baltimore, de l'un de ses collèges... J'avais une grippe en l'entamant et maintenant je suis quasiment guéri. Affaibli par ma maladie, j'étais totalement en prise avec le déroulement de la série, et j'ai donc traversé personnellement des périodes très contrastées à l'image des cinq saisons de Sur Ecoute, de la déprime constante à la crise de manque (durant les pauses trop longues), et ce jusqu'à la fin et le constat d'une morale presque entièrement tragique (pas forcément triste, plutôt une fatalité)...

Tout d'abord, il y avait cette misère fatale autour du crime organisé : un chapelet de victimes désignées de la société ou de la vie en général, que sont les drogués, les faibles et les balances, tous inadaptés. Néanmoins, le sort a décidé desquels devaient rester et desquels devaient partir : Reginald (alias Bubbles) a été les trois mais il a survécu. Victime mais aussi bourreau involontaire, il aura dû en passer par le pire pour en arriver à une forme de rédemption.

Ensuite, il y a ces hommes et ces femmes au grand cœur qui, malgré leur intelligence et leur talent, se rendent compte qu'ils sont prisonniers de cette société mortifère, jusqu'au trépas : Omar ; son successeur spirituel Michael ; Dee (Angelo) ; Bodie ; le cousin de Ziggy ; Duquan. Là aussi on trouve une exception et le sort en a décidé autrement pour Nammond (le fils de Wee-bey), pris sous l'aile de Colvin et d'un programme éducatif en relation avec la réalité de la rue (inévitable) et non pas en divorce avec elle. Car elle est inscrite dans le code génétique des individus, cette réalité. Les jeunes de l'âge de Namond sont certes trop jeunes pour être « contaminés » par la violence et leur cœur n'est pas encore endurci mais ils n'en vivent pas pour autant en dehors de la réalité de la rue. La vocation du programme de Colvin n'est d'ailleurs pas de les éloigner (comme pour Nammond) mais de les laisser demeurer parmi les autres. Ils devront faire avec les lois de la rue. Ils ne pourront pas s'en laver les mains. Colvin le sait et c'est pourquoi il ne refuse jamais une discussion lancée par les enfants.

Et puis il y a les joueurs : policiers, journalistes, politiciens, chefs de gangs sont tous en position de changer la donne et doivent gérer leurs cartes au mieux pour ne pas les brûler trop vite. Ces cartes, avant de rejaillir sur la société, profitent ou nuisent avant tout à d'autres joueurs : elles sont en interactions. Car quand la bonne volonté est là, c'est le supérieur qui s'y oppose. Et quand on veut favoriser la bonne volonté, ce sont les finances qui manquent. Et cet argent est volé par ceux qui n'ont aucune bonne volonté : criminels internationaux, chefs de gangs amassant des millions, avocats véreux, politiciens hédonistes, policiers incompétents et gourmands. Chez les joueurs, tout est donc affaire de volonté de puissance : dès qu'ils se préoccupent du bonheur des autres, ils perdent leur influence ; et vice-versa. Les victimes doivent souffrir, et les joueurs jouer pour leur survie.

Ceux qui ont la force d'esprit et aucune velléité de liberté particulière peuvent profiter de cette société, ils peuvent être des joueurs si seulement ils jouent pour eux-mêmes.
Citons McNulty ou Freamon à propos de Stringer Bell quand l'un d'eux retrouve chez lui (après son décès) le livre d'Adam Smith « la Richesse des nations » : « Nous ne savions pas après qui nous courrions ». Cette remarque s'applique également à la série elle-même. L'ouvrage de Smith est le premier ouvrage d'économie moderne et « développe l'idée d'un ordre naturel, le « système de liberté naturelle », résultant de l'intérêt individuel » (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Recherches_sur_la_nature_et_les_causes_de_la_richesse_des_nations). Je précise que tout ce qui précède a été écrit sur le vif et ne visait pas à cette conclusion : j'en suis le premier étonné et désolé. Car en l'état, The Wire présente de manière tout à fait tragique une société toute entière fonctionnant selon la doctrine du libéralisme raisonné (où on périt souvent d'une balle dans la tête, comme pour sanctionner un manque de raison) et ne laisse percer que quelques rayons de chaleur humaine dans ce tableau clinique, parmi lesquels Bubbles, Namond, Prezbo, mais aussi McNulty : ce dernier se retrouve finalement sans badge à raccompagner un psychotique sans-abri par pure sollicitude (ou pour soulager sa conscience, ce qui n'est pas un luxe si courant dans The Wire ; cela arrive d'ailleurs avec l'exécution de Cheese, et du coup un chef de gang se plaint du sentimentalisme de son bourreau qui leur a fait à tous perdre de l'argent).

Il y aurait eu toutes les raisons du monde pour que cette série soit détestée, en particulier par les habitants de Baltimore. Mais c'est pour l'espoir et les rayons de soleil finaux que l'on aime cette série. The Wire se présente pourtant clairement comme un bol de morve tiède, voire de merde fumante. Pourtant, si on accepte de boire le potage, si on est diverti, pris par l'intrigue, c'est uniquement parce qu'on a bon espoir : on reconnait bien la tragédie du monde libéral (celui qu'on nous joue depuis plus de deux siècles, depuis l'ère industrielle) et on cherche un moyen d'en sortir. Une idée ? Non, rien d'intellectuel. Plus jamais. Plus encore que la compassion envers Dee Angelo ou Bodie (ces deux colombes dont le sort m'a réellement préoccupé puis accablé), ce que j'en tire c'est avant tout la conviction de pouvoir remporter une victoire sur moi-même avec juste mon cœur pour gouvernail (comme Bubbles, Nammond, McNulty et Prezbo).

C'est assez drôle d'avoir enfin cette lecture limpide de la série, après avoir été traversé de tous ces doutes...
Des moments comme ma crise de manque où j'étais dans mon lit puis au petit déjeuner de famille tout tremblotant, après 12 heures de visionnage, la crève s'ajoutant à l'épuisement et à la déprime pendant la saison 3 ou 4, m'identifiant alors totalement à Bubbles et surtout à Johnny, mort à l'ombre d'une utopie libertaire (la cour des miracles : l'expérimentation menée par Colvin dans ce quartier de deal "protégé") – le genre d'idées folles qui m'ont habité depuis toujours. Mort et dissous, mangé par les rats comme il a laissé le plaisir de la défonce dévorer toute autre forme d'envie qu'il avait jamais pu avoir par ailleurs. Que Bubbles l'ait laissé tomber n'est pas si surprenant en vérité : Johnny faisait partie des faibles et n'a jamais voulu le reconnaître (d'où son agacement de voir Bubbles faire l'indic), n'a jamais voulu admettre qu'il avait un problème ; en bref, il ne voulait pas vivre mais seulement jouir en continuant à se mentir. Son mensonge : donner du sens à ce qui n'en avait pas (l'extase de la défonce dans les conditions idéales de la "cour des miracles").

Des moments comme la conversation que j'ai eue avec mon père, parlant de mon avenir en pur libéral de la rue tel Bodie avant qu'il ne croise le chemin du diable en personne (Marlo et son régime de la terreur et de la suspicion (tu ne parles pas, tu ne vois pas, tu n'entends pas... sinon tu meurs)). Je lui expliquais alors qu'avec mon projet (échanger autour des films et ainsi mieux connaître ses propres idées politiques), je ferais du biz. Que les gens croient que l'on ne peut pas faire d'argent avec la culture mais que moi je ferais cracher de l'argent aux usagers parce que j'ai ce qu'ils veulent (le fameux Désir du consommateur pour son produit... façon Stringer Bell !). En effet, il se trouve que j' « ai un projet » depuis quelques années et que je le présente ainsi, comme une invention, comme si je pouvais résoudre tous les problèmes avec lui, comme si il devait intéresser tout le monde. Et mon monde en dépend, il faut dire : je vois le monde ainsi, traversé par des désirs de partage culturel et politique, chacun défendant ses intérêts indépendamment des autres et surtout à distance d'eux. Aveuglé que je suis, je n'y vois pas d'amour, je suis fatalement aveugle à cette notion parce qu'elle ne rentre pas dans un business plan, celui de mon père pour mon existence, en particulier. J'oublie qu'on peut simplement vouloir connaître les autres, entendre, savoir, et mieux se connaître soi-même. Pour avancer. Prendre sur soi d'avancer.

...

J'édite et j'ajoute une citation de David Simon (le créateur de la série) que je viens de trouver citée dans la critique d'un autre membre, HowardB (merci à lui). Je crois que cela entérine et approfondit ma pensée sur la série :

"Avec The Wire, On a voulu montrer ce qui arrive une fois qu'un pays s'est offert au veau d'or du capitalisme. Il récolte la tempête qu'il a semée. L'Amérique d'aujourd'hui est le fruit d'un capitalisme décomplexé, et on n'a que ce qu'on mérite parce qu'on n'a rien fait pour s'y opposer. Avec The Wire, on a essayé d'ouvrir les yeux des gens, de leur dire : regardez ce que vous avez fait. On leur a présenté une image fidèle des problèmes des villes américaines d'aujourd'hui. Maintenant, y a-t-il des parties de ces villes qui s'en sortent bien ? Bien sûr. Il suffit de grimper tout en haut de cette pyramide qu'est le capitalisme pour trouver les quartiers où habitent les classes moyennes aisées, pour voir les écoles privées... C'est facile de voir où est allé l'argent. Mais, la série faisait entendre un autre son de cloche parce que nous avons choisi de nous concentrer sur l'autre Amérique, la laissée-pour-compte. C'est le thème général de la série, et nous nous y sommes attachés durant les cinq saisons. Les hommes contre les institutions. »

Cela approfondit mes propos sur l'éloge de l'humanité : c'est l'humanité (les hommes) contre le jeu ("that's part of the game"), c'est-à-dire contre les rôles que l'on accepte d'endosser en échange d'avantages (les institutions, y compris celle du commerce de la drogue).
Jonathan_Suissa
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le 30 janv. 2011

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Jonathan_Suissa

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