Il y a des albums qui s’écoutent comme on feuillette un journal intime, avec cette sensation étrange d’entrer dans l’univers émotionnel d’un·e artiste sans avoir été véritablement invité·e, mais avec l’impression de tomber sur quelque chose de profondément vrai. Love Your Dum and Mad, le premier album de Nadine Shah sorti en 2013, fait précisément partie de ces œuvres-là. Une traversée de l’intime, à la fois brute et élégante, violente et retenue — et c’est cette tension permanente qui en fait toute la richesse.
Dès les premiers morceaux, la voix de Shah s’impose comme le cœur battant de l’album. Grave, parfois presque rauque, toujours habitée, elle évoque tour à tour la douleur, la perte, la confusion mentale, l’isolement. On comprend vite que cet album ne sera pas léger — mais on sent aussi qu’il ne cherche pas à faire pleurer ou choquer. Il ne joue pas sur l’émotion facile. Ce qu’il propose, c’est un témoignage, une mise à nu, certes pudique, mais sans filtre.
La production, signée Ben Hillier (Blur, Depeche Mode), épouse cette intention avec intelligence. Plutôt que d’enrober la voix dans des couches d’arrangements, il choisit l’épure : les guitares sont tendues, le piano parfois clinique, les percussions sèches. Le résultat ? Un écrin presque froid, austère, qui contraste avec la chaleur intérieure de la voix. C’est là que réside une des plus grandes qualités — et aussi l’une des limites — de l’album : cette volonté de tout contenir, de ne rien laisser déborder, quitte à parfois freiner l’impact de certaines chansons.
Car si l’album est cohérent, il souffre aussi d’une certaine homogénéité. Plusieurs titres finissent par se ressembler, non pas dans leur construction, mais dans leur texture émotionnelle. On aimerait parfois que Nadine Shah prenne plus de risques, qu’elle casse son propre cadre, qu’elle explore plus librement les possibilités de sa voix et de son univers musical. Cette frustration, cependant, est aussi ce qui rend l’écoute si fascinante : on sent tout ce qui bouillonne sous la surface, tout ce qui ne s’exprime pas frontalement mais affleure à chaque instant.
Des morceaux comme To Be a Young Man, Dreary Town ou encore Used It All incarnent parfaitement cette esthétique du demi-ton. Ils sont puissants dans leur économie, bouleversants dans leur sobriété. Aucun cri, mais des silences lourds de sens, des mélodies qui tournent comme des pensées obsessionnelles. L’album devient alors une sorte de monologue intérieur chanté, où la vulnérabilité ne se donne jamais en spectacle mais se laisse deviner, avec pudeur et intensité.
C’est cette dualité entre puissance émotionnelle et distance formelle qui m’a particulièrement marqué. D’où ma note de 7.5/10 : Love Your Dum and Mad n’est pas un album parfait, ni même entièrement accompli, mais il est rare, sincère, profondément humain. C’est le genre d’œuvre qu’on respecte avant même de l’aimer, et qu’on continue d’écouter parce qu’elle dit quelque chose de vrai — même si elle ne le crie jamais.
Avec ce premier disque, Nadine Shah ne cherche pas à plaire. Elle cherche à dire. Et dans ce monde saturé de surenchère sonore, cette sobriété radicale, cette manière de faire passer l’émotion sans jamais forcer, c’est un choix audacieux. Et un pari réussi.