Il est des voix qui ne s’élèvent pas, mais qui descendent. Des voix comme des encens, lentes, pénétrantes, insidieuses. Celle de Leonard Cohen, dans Old Ideas, n’a plus besoin de hauteur. Elle racle le sol de l’âme et nous y tient tête. À 77 ans, il ne chante plus depuis les hauteurs du Mont Royal, il s’adresse à nous comme un prophète fatigué, mais encore lucide. Cet album est un recueil de confidences à voix basse, un testament intime sur fond de crépuscule doré. Et c’est précisément dans cette pudeur grave que réside sa splendeur.
Le dépouillement sonore de Old Ideas est presque monastique. Chaque note, chaque silence semble respirer la lenteur du temps. Le piano traîne comme une prière oubliée, la guitare effleure plus qu’elle ne griffe, et les chœurs féminins, si chers à Cohen, enveloppent ses mots d’une tendresse spectrale. C’est une liturgie païenne, une messe pour les solitaires. La production, signée en partie par Patrick Leonard, réussit le pari de la discrétion souveraine, comme si la musique refusait de troubler les mots.
Car ce sont les textes qui, ici, tiennent l’autel. Cohen n’écrit pas des chansons : il sculpte des litanies, il cisèle des repentirs. "Show Me the Place", "Come Healing", "Amen" – chaque titre est un poème, un soupir mis en musique. Il y parle d’amour et de foi, de chute et de grâce, mais sans jamais s’ériger en maître. Il se tient là, vulnérable, face au silence et à Dieu. "I’ve got no future, I know my days are few," murmure-t-il dans Going Home. Et pourtant, rien n’est désespéré : il y a dans sa mélancolie une forme de paix, presque une joie résignée.
À sa sortie en janvier 2012, Old Ideas a été salué avec une ferveur quasi unanime. La critique, unanime ou presque, a reconnu la puissance de cet album qui réussit, paradoxalement, à être à la fois humble et magistral. Le Guardian parle d’un disque “profound and subtle,” tandis que le New York Times évoque “a late-career masterpiece.” Le Rolling Stone l’a classé dans les meilleurs albums de l’année, soulignant la force intacte de la plume de Cohen et sa capacité rare à faire de la vieillesse un sujet non pas tragique, mais digne.
Même les plus jeunes générations de critiques, parfois éloignées de sa sensibilité, ont été touchées. Parce que Old Ideas dépasse le cadre de la chanson : c’est une œuvre qui murmure à chacun, au-delà des styles et des modes. Ce fut un retour en grâce, non pas spectaculaire, mais profond — à l’image de l’homme lui-même.
Alors, pourquoi ne pas lui offrir un 10/10 ? Peut-être parce qu’un ou deux morceaux (Different Sides, notamment) semblent un ton en dessous, moins inspirés, moins habités. Mais refuser à cet album la perfection, c’est presque lui rendre hommage : il n’est pas une œuvre lisse, il est humain. Et c’est cette faille même qui le rend si précieux.
Old Ideas est un murmure venu du fond des âges. C’est Leonard Cohen tel qu’en lui-même : grave, tendre, lucide, pudique. Il ne cherche ni à plaire, ni à impressionner. Il se contente de dire l’essentiel, avec la lenteur d’un homme qui n’a plus besoin de courir. C’est un disque qui ne se consomme pas, il se médite. Une œuvre qui vous hante longtemps après l’écoute, comme une prière murmurée dans l’oreille. Et dans un monde qui crie de plus en plus fort, l’art de chuchoter l’éternel est une révolution douce. Voilà pourquoi je lui rends hommage avec un 8.5 vibrant de respect, de gratitude… et de silence.