Adieu Eri
7.8
Adieu Eri

Manga de Tatsuki Fujimoto (2022)

Le pouvoir de la manipulation par les images.

Voir la version illustré avec l'article de mon blog : « Adieu Eri » de Tatsuki Fujimoto : le pouvoir de manipulation par les images !


Tatsuki Fujimoto, je l’ai découvert récemment à travers 3 mangas : les 11 tomes de Chainsaw Man qui relate le quotidien d’un Devil Hunter du nom de Denji, un gars paumé envers qui la vie a vraiment été une chienne au point qu’il monnaye des parties de son corps pour éponger les dettes de son père avant qu’un coup du destin n’en fasse un Devil Hunter travaillant pour la fonction publique. Look Back, un très beau conte sur une amitié entre deux écolières douées en dessin et cherchant à percer dans le milieu du manga, et enfin Adieu, Eri sorti en janvier 2023 sur le sol français.


Et dans les trois cas, on reconnait facilement son coup de crayon et on retrouve plus d’une fois ses sujets de prédilection avec la touche contemplative qui se marie généralement bien avec ses récits. C’est moins probant avec Chainsaw Man (bien que l’épisode 1 de l’animé renforce grandement cet aspect, pour le meilleur j’ai envie de dire) qui mélange également un ton très South Parkien avec l’ultra violence graphique de plusieurs confrontations et les cadavres qui ont tendance à s’accumuler rapidement mais parfois à trop forte dose du côté des rôles secondaires et tertiaires. A tel point que cela dessert souvent l’investissement émotionnel, malgré le bon capital sympathie du trio Denji/Power/Aki et l’intrigante Makima (et son magnifique boule, un peu d’honnêteté) qui capte notre intention sans peine sur 11 tomes. Toujours est-il que la suite devrait nous parvenir chez nous en avril prochain avec la deuxième partie du manga.


En plus d’être un mangaka très productif depuis la décennie dernière, Tatsuki Fujimoto est également l’un des plus cinéphiles de sa génération. Cela s’est remarqué auprès de beaucoup dans son œuvre Fire Punch (8 tomes seulement) mais Chainsaw Man a également sa dose de référencement placé ici et là. Au point que Mappa s’est permis de marcher dans ses traces avec l’opening de la saison 1 de l’animé.


Quand j’ai débuté Adieu Eri une première fois y’a quelques semaines, je ne cache pas qu’après une vingtaine de pages j’étais totalement indécis et perplexe quant à ce que je découvrais. Pour 2 raisons : d’abord parce que Fujimoto ne s’est pas gêné pour totalement décontenancer le lecteur sur nos attentes quant au film de Yûta sur les dernières années de la vie de sa mère. Et la deuxième raison parce que Yûta passait, à mes yeux, au mieux pour un gros attardé à qui on a confié un travail trop gros pour lui et dont il avait du mal à saisir l’importance, au pire comme un inconscient à l’éthique et à la morale proche du néant quand on voit qu’il a terminé son court-métrage avec une pétarade digne d’un film de Michael Bay pour un sujet qui ne s’y prêtait absolument pas.


Je ne comprenais tout simplement pas ce que Tatsuki Fujimoto avait derrière la tête car dès cet instant j’étais sûr de ne jamais pouvoir être en empathie avec Yûta quand on voit comment il a monté son petit film. Et voir cet adolescent parler de se suicider dans une vidéo sur son smartphone à cause de ces retours assassins comme si ça l’avait détruit alors qu’il semble n’afficher aucun respect envers sa propre mère, ça a failli m’achever de le mépriser tant son attitude a de quoi donner la gerbe.


Puis il y a eu Eri qui est apparu et qui a eu la dernière réaction que j’aurais imaginé de sa part : emmener Yûta dans une salle de projection de fortune et lui confier toute l’admiration qu’elle a eu pour cet étrange film. Et ce au point de lui donner un nouvel objectif afin de prendre sa revanche sur les élèves s’étant foutu de son court-métrage. Sans dire pour autant que j’avais repris de l’estime pour Yûta, la réaction d’Eri a le mérite de rendre extrêmement curieux et de donner envie de comprendre pourquoi un tel enthousiasme. Alors, allez, j’ai poursuivi et à ma grande surprise j’ai constaté plus tard que Fujimoto savait merveilleusement comment manipuler ses lecteurs, mais j’y reviendrais.


En matière de mise en page et de mise en scène, Tatsuki Fujimoto reprend la formule du found footage en filmant 90% du temps les événements avec le smartphone de Yûta qui lui servent d’yeux. Et principalement ce sont des pages de 4 cases rectangulaires en vue plutôt large, avec un travail particulier de la part de Fujimoto sur un élément que beaucoup ont trop tendance à négliger, auteur comme lecteur : le temps, ou plutôt l’art de faire ressentir son impact à travers les cases, à travers les pages, donner la sensation de voir un monde tantôt figé, tantôt en mouvement malgré les plans fixes des cases qui donnent un aspect cinématographique surprenant mais qui titille l’âme de cinéphile qui vit en moi.


Son coup de crayon est d’ailleurs clairement plus peaufiné et plus soigné qu’avec Chainsaw Man, c’est peut-être pas le coup de crayon du siècle mais ça soulage la rétine de changer des dessins souvent très perfectible de son Shonen Nekketsu trash. Les décors, le chara-design, le mouvement des bouches lorsque les personnages parlent qui me paraissent plus précis et plus naturel, le travail sur les effets de flous lorsque Yûta filme avec son smartphone, bref Fujimoto a l’air plus à l’aise pour montrer ses personnages luttant contre leurs traumatismes et leurs difficultés sociales à travers l’art que lorsqu’il doit s’adapter à un créneau serré avec une maison d’édition pour un Shonen s’étalant sur plusieurs tomes.


D’autant que plus Yûta côtoie Eri, plus cette dernière révèle la vision qu’elle a eu du petit court-métrage avec une réflexion très surprenante mais qui mérite notre attention et nous rappelle savamment une chose qui ne s’applique pas qu’aux films, mais à toute forme d’art : la première lecture et la première impression qu’on en a ne sont pas toujours les meilleures ni les plus fiables et l’opinion générale ne devrait pas dicter notre manière de penser. Et cela c’est superbement démontré dans cette scène de 3 pages et 12 cases ou on découvre que sous la surface, on peut y comprendre autre chose.


A ce moment-là, d’ailleurs, Tatsuki Fujimoto touche à une thématique importante de la cinéphilie. Une thématique qui a d’ailleurs été abordé dans un autre film qui sort ce mois-ci par chez nous et qui n’est nul autre que le dernier né de la filmographie de Steven Spielberg, le bouleversant et intimiste The Fabelmans (un film qui raconte l’enfance et l’adolescence de Sammy Fabelmans et de sa passion pour la cinématographie en parallèle d’un drame familial) : le pouvoir des images sur notre subconscient et leur force de suggestion. Dans le cas de The Fabelmans, ce sont aussi bien leurs bienfaits que leurs effets dévastateurs qui sont brillamment mis en valeur, tandis qu’ici dans Adieu Eri, l’auteur nous alerte souvent… bien que Fujimoto choisit d’en montrer le pouvoir et surtout les bienfaits.


D’ailleurs il est aussi question d’autobiographie dans ce One-Shot, sans trop en dévoiler. Sachez simplement que plus on avance, plus le nouveau film de Yûta se rapproche anormalement de la réalité à tel point que le ce qui devait être un drame fictionnel devient une réalité qui se répète. Et c’est à partir de là qu’on découvrira alors ce que masquent les images de Yûta et le véritable sens de son court-métrage, et qu’on comprendra alors que : coup de théâtre, on était infiniment loin de la réalité et des vrais émotions du jeune homme depuis le début, et on s’est autant fait piéger que ses camarades de lycée.


Et c’est là que relève tout le talent et le pouvoir de manipulation dont a à son tour fait preuve Tatsuki Fujimoto. En relisant d’ailleurs ce One-Shot, je me rends compte qu’Adieu Eri réussit encore plus son coup en parvenant à ne jamais se limiter qu’à un simple exercice de manipulation juste pour le plaisir de la mettre à l’envers au lecteur. Entre une réflexion sur les retours individuelles et suggestives vis-à-vis d’une œuvre, le pouvoir accordé aux images, le recourt à l’art pour soigner les cicatrices infligés par la vie (dans Look Back le dessin et la littérature, ici le cinéma) et la beauté de la contemplation couplé à une impression du temps qui passe magnifiquement reconstruite, l’auteur de Fire Punch et Chainsaw Man étale pleinement son talent de conteur et surtout de cinéphile pur. A tel point, je me demande, si il ne s’identifie par à Yûta et Eri avec le développement de leur culture cinéphile au fil des pages.


Et donc pour ceux qui poseraient la question : ouais, Yûta est tout sauf un con ou un inconscient dénué d’éthique ou de morale et qui ne se préoccupait nullement de sa mère. C’est autant un passionné qu’une victime, un grand sensible mais qui se questionne sur le média qu’il aborde avec son petit matériel et qui retrouve la force de vivre à travers cet art qu’est le septième art, à une plus petite échelle avec son smartphone et son pc effectivement mais tout cinéaste est parti avec peu de moyen à l’origine.


J’aime également beaucoup Eri qui est, elle aussi, un cas tout aussi riche à décortiquer : passionnée également tant comme spectatrice cinéphile que comme un manager autoritaire et envieuse envers la mère de Yûta en plus de questionner profondément la dernière volonté de celle-ci. Et plus on découvre sa manière de réfléchir et ses craintes, plus on se prend d’empathie pour elle tout comme on finit par prendre Yûta en empathie sans pour autant tout leur excuser. Bien sûr que finir un film sur une explosion alors que c’est censé être un hommage à sa mère décédé c’est déplacé, bien sûr que l’attitude d’Eri envers n’est pas très diplomate et bien évidemment la vidéo de suicide de Yûta en début de tome est juste puéril… mais tout cela relève toujours de quelque chose de bien plus ancré dans leurs expériences de vie.


D’une manière générale, même quand ça ne sont que pour des apparitions sporadique comme le père de Yûta et ou une amie d’Eri le temps de 2/3 pages, les interventions des autres personnages restent toujours en mémoire. Pour la simple et bonne raison qu’ils sont raccord et surtout importantes avec le propos même de ce One-Shot. Et puis en plus Yûta et Eri ont découvert Fight Club de David Fincher, comment ça pourrait être de mauvais cinéphile ?


En conclusion, Adieu, Eri : ça a été la preuve concrète qu’il me fallait pour dire que Tatsuki Fujimoto n’est pas sur le devant de la scène sans raison valable depuis quelques années maintenant. Et que ça serait un réel gâchis de limiter son œuvre à Chainsaw Man ou Fire Punch (surtout si on n’adhère pas au délire sanguinolent et subversif de Chainsaw Man) quand à côté, il démontre une incroyable sensibilité pour les histoires en 1 tome qu’il met en scène. Je pourrais essayer de rechercher les références cinématographiques mais ça serait m’attarder sur un aspect que d’autres ont probablement déjà effectué avant moi sur Adieu Eri. Tout ce que je peux dire c’est que, que ce soit avec des apprenties mangakas, un devil hunter encore plus barré qu’un leatherface ou une jeune cinéaste amateur en deuil, il a beaucoup à dire et à montrer et je ne saurais que trop encourager à découvrir son travail avec des œuvres ou sa patte d’auteur est plus visible, plus présente et surtout incroyablement rafraîchissant dans une industrie du manga souvent pressé par des soucis de planning et de délai qui pèse sur bon nombre de nos auteurs préférés du pays du Soleil Levant.

Maxime_T__Freslon
9

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Créée

le 13 févr. 2023

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