Lorsque Haro Asô débute ce qui deviendra peut-être sa série de manga la plus populaire de sa carrière pour un moment, le mangaka a atteint la trentaine et a déjà un titre qui a trouvé une communauté de lecteurs fidèles avec une série courte du nom d’Hyde & Closer qui réussissait déjà à avoir une personnalité graphique bien prononcé, clair, nette et assez captivante.
Il est ironique, mais jamais inintéressant, de se pencher sur la carrière d’un auteur de manga dont les œuvres se révèlent hétéroclite. Surtout lorsqu’on compare sa dernière série en cours, "ZOM 100 : Bucket list of the Dead" (une comédie de mort-vivant qui a ses moments sympatoches mais répétitive sur 10 tomes) ainsi que sa comédie d’action Hyde & Closer avec ce qui constitue à la fois son œuvre la plus sérieuse, mais aussi celle qu’il aura le plus exploité en format papier et qui a connu une jolie longévité à l’écran via la série Netflix et 3 OAV.
Dés les 3 premiers tomes, Haro Asô réussit son pari de mettre en lumière les grandes forces de son récit de survie en mettant en scène un trio d’adolescent paumé et en proie à un malaise sociale (qui affectera chacun des principaux personnages qui seront abordés dans ce manga) et d’un désir de vivre mise à rude épreuve. Alice Ryohei le premier, sujet à comparaison avec son frère cadet par un père trop exigeant, soumis malgré lui à la réalité de Borderland, monde étrange dans lesquels lui, ses deux amis Chôta et Karube ont été projeté et seront vite rejoint par une participante.
La qualité graphique et visuelle du dessin témoigne du savoir-faire d'Asô qui montre déjà une identité très appréciable et captivante dans ses planches, notamment à travers le design des personnages contribuant souvent à développer les archétypes de personnages avant que l’écriture ne viennent brouiller tout ce à quoi on pourrait s’attendre à la première lecture. Alice le premier, dont la personnalité en apparence taciturne et détaché se verra vite mis à mal et le poussera à prendre un envol inévitable. De même pour Chôta, qui réussit à marquer sur un temps court en passant de simple pote mateur un peu béta à véritable copain de confiance dans un moment critique.
D’autant que tout ce petit monde va faire l’objet d’une puissante influence psychologique et humaine dans un monde qui peut-être aussi beau qu’impitoyable : Borderland, une métropole aux allures tokyoïte qui semble avoir fait l’objet d’un cataclysme mais possédant étrangement un attirail suffisant pour concevoir des jeux aux inspirations enfantines et populaires mais toujours profondément perverti :
(le jeu du loup qui débouchera sur une conclusion tragique puissante ; ou la sorcière, parmi les plus meurtriers du manga).
Et ou la survie des gens passent inévitablement afin de faire valoir leur droit de présence à Borderland, au risque d’être exécuté froidement sans préavis.
Un point de départ aussi cruel qu’haletant et engageant, de base, par les contraintes imposées à Alice et sa bande fraîchement reformé à Borderland. Mais qui va gagner en impact émotionnelle au fil des tomes car Haro Asô aura l’idée bienvenue d’explorer ce pays étrange à travers des histoires parallèles toujours rattachées de près ou de loin à la trame principale de Borderland. Et cela, toujours avec les qualités initiales du manga : le mal-être social d’un personnage contraint de surmonter son mal pour évoluer, survivre et surtout apprendre à apprécier la vie à sa valeur.
Mais surtout la volonté sincère et toujours très appréciable, de la part d’Asô, de creuser psychologiquement ses personnages. Et ce toujours dans les buts de savoir d’où ils viennent, de donner du sens aux actes et de donner envie de les voir trouver une réponse à leurs introspections intérieures. Parmi les réussites les plus frappantes et mémorable, je retiendrais toujours la construction folle dont a fait objet Aguni Morizono : ex-membre des forces d’autodéfense qui a tout de l’enfoiré testostéroné au premier regard mais dont les actes reflètent une souffrance beaucoup plus profonde. Ainsi que Kuzuryu, un avocat qui a vu ses convictions et ses interrogations sur la valeur de la vie (tient donc) remis en cause. Ou encore Heiya Akane, lycéenne blasé et vacharde de première mais qui déjoue, là encore, habilement toutes craintes qu’on aurait de suivre un personnage antipathique.
Néanmoins, ce système de construction scénaristique va trouver des failles sur la durée. A force de vouloir creuser psychologiquement ses personnages, y compris des rôles mineurs et passagers mis à contribution des thèmes d’Alice in Borderland, Haro Asô ne parvient pas toujours à rendre sa trame narrative fluide et aussi riche qu’il devrait l’être. La tension et les enjeux ont l’impact qu’on espère, les retournements et l’évolution des événements sont présents et parviennent à ne jamais nous plonger dans l’ennui ou le prévisible, mais le fil rouge finit par avancer très lentement à partir du tome 9 ou Asô va constamment alterner avec ses histoires parallèles et la quête intérieure d’Alice dans cet étrange monde.
Et Alice est à l’image de ce manga : fascinant et haletant par sa proposition, mais étonnamment fragile et délicat à manier sur la durée. On est en droit de penser que le mangaka lui-même le savait car, il y a un détail bien bête qui vient partiellement gâcher le parcours psychologique d’Alice : la notion du temps qui nous informe continuellement du temps passé par tel ou tel participant dans ce pays. Pendant la première moitié d’Alice in Borderland, on accepte sans mal qu’Alice ait une évolution subite face à un monde aussi extrême et sadique car ce dernier ne lui laisse pas le choix s’il veut survivre et évoluer.
Sauf qu’Alice n’est pas présent depuis longtemps à Borderland par rapport à d’autres (d’ailleurs Asô dira le minimum sur l'ordre d'arrivée à Borderland) et si en format papier son évolution semble marcher quand on lit la première fois, elle est en revanche plus fragile et plus branlante quand on applique le nombre de jour ou il a été à Borderland.
Entre ses résolutions, sa relation avec d’autres participants dont Usagi, et ses remords, les flash-backs et histoires parallèles aussi bonnes soient-elles ne parviennent pas à camoufler cette évolution qui paraît trop soudaine au bout d’un moment.
Et malheureusement, les phases avec Alice en deviennent moins entraînantes durant le dernier tiers du manga et là encore, Asô semble l’avoir plutôt bien compris puisqu’il continue sur la même voie, en exploitant au passage des rôles intrigants ayant un rôle scotchant durant certaines épreuves mais qui deviennent un poil trop nombreux pour qu’on les garde tous en tête. Sans oublier certains rôles qui finissent par être mise sur la touche malgré un fort potentiel bien présent (An et Kuina, par exemple) malgré les qualités persistantes du titre sur la fin.
Pas assez cependant pour éviter à Alice in Borderland de rejoindre la triste liste des Shonens se concluant sur une déception collective : l’avant dernier tome ouvrant la porte à une ultime épreuve psychologique qui démarre pourtant de la plus belle des manières avec la manipulation psychologique habituelle de ce type d’épreuve (les jeux à Borderland étant divisé en 4 catégories et l’épreuve de cœur/psychologique étant la plus infernale de tous car impliquant inévitablement la trahison d’autrui dont ses proches) :
et un coup de théâtre lunaire qui aurait pu rejoindre le cercle très fermé des mangas dont la fin changent totalement et ingénieusement la perception de l’œuvre par les yeux du lecteur (comme ça a été le cas avec Sixième Sens de Shyamalan au cinéma ou du Royaume des Abysses également).
Malheureusement, peut-être pour faire aveu d’un manque d’idée, les tout derniers chapitres s’achèvent sur une note peut-être cohérente mais trop conventionnel et éloigné du ton d’origine pour convaincre. Cohérente car, on l’aura remarqué, le titre fait inévitablement allusion au roman de Lewis Caroll "Alice au pays des merveilles" (Alice in Wonderland en anglais) et que le manga assume ce rattachement et sa relecture très vicieuse avec ses clins d’œil. Que ça soit la collecte des cartes après chaque jeu remporté, le surnom du Chapelier qui dirige une utopie réunissant les joueurs de Borderland, ou encore l’absence de sens tangible pour ce pays tout comme le pays des merveilles n’avait pas vocation à donner du sens non plus.
Mais décevante car c’est trop attendu pour peu qu’on ait lu le roman, ou même vu une adaptation au cinéma comme l’excellent film d’animation des studios d’animation Disney par Walt Disney et ses collaborateurs. Cela dit elle ne ruine pas son œuvre global contrairement à d’autres (je ne ferais pas de citation) et elle n’empêche nullement d’en retenir l’essentiel et d’apprécier le voyage jusqu'au bout : Alice in Borderland reste un très bon survival haletant, tragique, cruel et soigneusement construit en plus d’appeler à la réflexion psychologique sur la nature humaine à travers ces jeux.