Kingdom
8.4
Kingdom

Manga de Yasuhisa Hara (2006)

Le plus grand général sous les cieux : ça sera moi !

Lorsqu’on évoque les mangas Seinen, le titre qui a tendance à revenir le plus souvent depuis plusieurs mois n’est nulle autre que Berserk de Kentaro Miura : le décès prématuré de l’auteur en 2021 a grandement gonflé la popularité d’une bande-dessinée de Dark Fantasy déjà très influente dans son propre média et dont la qualité n’est pas à discuter. Parce que… oui, ce serait faire la politique de l’autruche de dire que Berserk n’est pas incroyable tant Miura a su mettre son langage graphique et ses influences au service d’un des récits les plus noirs du manga au point qu’il en devient mythique à sa manière sur bien des plans (dessins, écritures, arcs, personnages, développement de la psyché de Guts, univers, c’est un incontournable), je pense que si il n’est pas le plus simple d’accès pour un non initié au manga, quiconque ayant un minimum de connaissance dans ce domaine doit au moins découvrir ses premiers tomes un jour ou l’autre.


Le problème qui devient le plus gros défaut de Berserk, pour son propre mal, c’est qu’il a beaucoup éclipsé un bon nombre de manga Seinen alors qu’il y a plus d’un titre qui ont tout autant à offrir avec une proposition très différente, y compris Vinland Saga et Gunnm ou encore Akira. Et parmi les titres les plus évocateurs qui peuvent jouer dans la même cour que Berserk, une certaine fresque guerrière se déroulant dans la Chine Antique y a toute sa place et réussit même à m’attirer un peu plus que l’œuvre de dark Fantasy de Kentaro Miura.


Lorsque Kingdom avait débuté en 2006, on est passé tout près d’une annulation en raison du manque d’enthousiasme des lecteurs sur les 5/6 premiers tomes. Passé d’assistant à un autre grand nom comme Takehiko Inoue (qui a quand même Slam Dunk et Vagabond à son palmarès, y’a pire vous me direz) à un statut de jeune auteur en panne de succès est moyennement motivant, mais un miracle et surtout l’écoute de Yasuhisa Hara envers d’autres mangakas pour améliorer son dessin et sa narration lui ont permis de garder la tête hors de l’eau et de construire petit à petit une mythologie incroyable avec l’épopée de ses deux héros : Shin et le roi Ei Sei du royaume de Qin.


Kingdom rappelle, en premier lieu, que toute bonne histoire commence avec des bases solides et bien construites et les 4 premiers tomes (et demi) le démontrent de très bonne manière : au premier tome, on apprend à connaître très efficacement Shin, à croire en la sincérité de ses pensées envers son ami et partenaire d’entraînement Hyou (tout deux étant des orphelins de guerre élevé à un rang d’esclave), à son amitié, mais également à sa peine et sa colère lorsqu’il découvre les coulisses de son recrutement au sein de la cour impériale.


Les premières impressions fonctionnent du tonnerre aussi bien grâce à la précision du coup de crayon d’Hara mais également par un détail tout aussi important : le choix des mots, d’où l’intérêt d’être un bon dialoguiste quand les mots ont une importance capitale. Lorsqu’on voit Ei Sei pour la première fois, qu’il remet Shin à sa place face à aux gueulantes de celui-ci, l’oriente pendant ses premiers combats et reconnait ses qualités humaines dans les situations qui l’exigent (la négociation avec le peuple des montagnes et Yotanwâ), les premiers termes qui me viennent à l’esprit pour le définir sont : froideur mais noblesse, éloquence, sens du discernement et aussi confiance dés qu’il doit compter sur Shôbunkun, conseiller et fidèle allié de longue date. Idem pour les premières figures que l’on va découvrir tant à travers les mots et un rythme très maîtrisé qu’avec les actions :

- Shin = audacieux, impulsif, loyal, bête mais avec des valeurs qu’il cultivera de plus en plus au contact d’autres soldats ou généraux

- Sei Kyou = méprisant, orgueilleux, médisant et hautain que n’aurait pas renié un Geoffrey Baratheon dans Game of Thrones

- Shôbunkun = expérimenté, fidèle et de bons conseils

- Yotanwâ = battante, reine dans l’âme, robuste et fière, et j’en passe des plus belles et plus mûres…


La caractérisation des personnages par le dessin, les mots et les actes sont l’une des premières grandes forces de Kingdom pour le coup, en plus de réussir à cultiver tout cela en jonglant habilement avec tout ce petit monde. L’arc introductif du manga a beau être très classique en soit, si la manière de la raconter et d’installer ses personnages est réussie, on peut passer outre ce détail. Instaurant en plus de cela les deux principales facettes de Kingdom : sa dimension politique avec ses complots et ses manipulations dans l’ombre face auxquels devra faire face Ei Sei, et sa dimension guerrière qui prendra place dés le tome 5 avec la première campagne militaire de Shin à Wei. En toute logique, la partie guerrière prend davantage de place mais les deux aspects du manga réussissent à être aussi palpitant et fascinant l’un que l’autre tant l’histoire des 7 royaumes de Chine vont prendre de plus en plus de consistance et de background avec un découpage des scènes très fluide.


Sa deuxième grande force et la manière avec laquelle Yasuhisa Hara mène habilement ses scènes de batailles avec un sens tactique qui réussit à être d’une lisibilité très agréable. Il s’arrange toujours pour que l’on sache d’où on est partie afin que chaque choix stratégique des généraux ou actions audacieuses des combattants sur le champ de bataille ait de la valeur (l’audace de Shin contre Wei, l’astuce de Kyoukai contre les chars ennemi pendant cette même campagne militaire, l’esprit instinctif de Duke Hyou, la galvanisation des troupes, la représentation du champ de bataille avec les mouvements et un riche sens du détail), toute la force du dessin et de l’intensité du moment se ressent et si on couple cela avec le point de vue de Shin vis-à-vis des grandes figures du moment (dont l’inoubliable Ouki et bien sûr Duke Hyou), c’est un atout indéniable du manga en plus de la brutalité des combats et du danger qui peut pointer à chaque instant sur le champ de bataille.


Passé les 6/7 premiers tomes d’introduction, Hara fera étalage d’une clarté étonnante concernant les enjeux politiques. D’abord le temps d’un tome flash-back qui apporte également sa pierre au lore de la Chine Antique


(le massacre de Chouhei et la captivité de Sei qui enrichit grandement son parcours et valorise son ambition et son rêve d’unification de la Chine, en plus de démontrer le talent d’Hara à nous faire aimer un personnage en apparence insignifiant par rapport à l’histoire avec un grand H mais qui aura apporté une pierre à l’édifice de manière non négligeable)


mais également avec la confrontation politique centrale qui occupera plusieurs dizaines de tome avant son dénouement via son antagoniste centrale : le charismatique Ryo Fui, premier chancelier de Qin fortement entouré et jouissant d’une grande autorité au sein de Qin. Premier véritable antagoniste de longue durée mais qui réussit à jouir d’une véritable crédibilité tant par sa vision du monde que par son don pour la manipulation politique et la confiance de ses alliés les plus proches.


Côté antagoniste sur le champ de bataille, les premiers d’entre eux ne seront pas en reste en plus d’être introduit dans l’un des arcs les plus puissant et important de Kingdom : la bataille de bayou lors de l’invasion de Qin par Zhao. Ecrit et pensé comme un véritable baptême de feu pour Shin et son unité fraîchement construit, et surtout un rappel que tout combat et toute bataille dans Kingdom nécessite des sacrifices souvent gargantuesques même pour la simple survie


(l’assaut surprise de Houken et de Mangoku en pleine nuit et ce qui s’ensuit reste l’un des moments les plus mémorables et riches d’émotions dans les débuts de Kingdom),


en témoigne la mise en avant du grand général Ouki, figure influente et charismatique de Qin dont l’expérience et les paroles influeront aussi bien Shin qu’Ei Sei en plus d’être une véritable montagne imperturbable sur le champ de bataille. A tel point que sa présence réussit même à éclipser ceux de Shin et des autres généraux (en dépit des exploits et de l’incroyable lutte mené par Shin et son unité pour leur survie).


Mais c’est là que 2 des plus grandes figures à surpasser sont à considérer : Houken le premier, guerrier ascète de Zhao, taciturne et véritable colosse dont chaque apparition limite proche du jugement divin font toujours grandir la menace qu’il représente et la puissance qui est la sienne en plus d’une philosophie de vie qui prend sens au fur et à mesure des rencontres. Et surtout, il y a Riboku également de Zhao : véritable génie stratégique craint par tout les états, doué de discernement, conscient de ses faiblesses et de son mépris de la guerre mais intelligemment contradictoire dans ses stratégies (au point d’accepter le massacre des civils dans ses plans si cela peut aboutir à ses fins), démontrant par ailleurs à quel point Kingdom est dénué de manichéisme en réussissant même à nous faire éprouver de l’empathie et du respect pour ce méchant par la suite alors qu'à côté, Qin est loin d'être blanc comme neige que ça soit par le passé ou ses actes présents à travers certains de ses généraux.


En jouant sur les premiers prémisses et signes introductifs de ce stratège hors-norme, Hara fait également étalage d’un vrai savoir pour jouer avec nos attentes et préparer l’introduction dans l’ombre de la cible ou menace à vaincre ou repousser durant un arc. Dans ce même domaine, on peut également citer l’impétueux Renpa lors de l’arc qui suivra, la fameuse arc de la coalition dont le terrain se prépare soigneusement par les sous-intrigues installés ici et là (y compris la bataille contre Wei, et les tomes 23 et 24 faisant office de transition) sans oublier les coulisses politiques au sein de Zhao même si elles n’atteignent pas le même degré d’intensité que le duel que se livrent Sei et Ryo Fui.


Les mangas long capable de jongler habilement entre les personnages et de s’intéresser à leur situation géopolitique avec tant de clarté et de fluidité sont pas très nombreux (One Piece est l’un de ceux qui y arrivent par exemple). Kingdom y parvient en sachant également redéfinir l’importance de ses personnages en fonction des intrigues dans lesquels ils sont mêlés :


(Sei Kyou notamment qui devient un allié de situation nécessaire et de derniers recours et qui a droit à une bonne revalorisation en tant que personnage).


Cette place sur la scène, revisitée et redistribuée entre les personnages, s’applique également aux figures militaires qui constituent Qin et confronteront leur manière de faire la guerre et de voir le monde avec la sienne : on peut citer en priorité le brigand reconverti en grand général Kanki aussi charismatique et couillu que barbare et délicieusement détestable, l’impitoyable et impériale Ousen ou encore ce grand taureau de Moubu. En plus de montrer en Qin un véritable lieu de rencontre de culture et d’origine concernant ces personnages et figures de proues du récit.


L’intérêt est misé sur ces figures, mais les personnages se distinguent tout autant par le groupe et l’union :


on aura beau citer Shin, Kyoukai, le lieutenant En ou Karyo Ten au sein de l’unité Hi Shin, cette dernière démontre à de nombreuses reprises qu’elle est symbolisée par ses très nombreux rôles secondaires, tertiaires voire très passager ou récent mais qui réussissent chacun à leur façon à donner une âme à cette petite troupe atypique qui évoluera toujours plus loin. Bitei, Shousa, Sugen, Denyu, Sosui, Gakurai, Denei, Hairou, Garô, ou encore Jin et Tan, chacun apporte sa pierre à l’édifice que ça soit lors des combats, autour d’un feu de camp militaire, durant des réjouissances, lors de formation des nouveaux venus ou bien lorsque l’un d’eux succombe au combat.


On se surprend même, au minimum, à avoir le cœur serré quand l’un d’eux trépasse et au mieux à s’émouvoir tant c’est difficile à expliquer à quel point la variété de point de vue réussit à s’étaler sur plus de 60 tomes (un véritable exploit quand on sait que d’autres mangas se sont cassés la gueule comme Naruto à force de multiplier les rôles encore et encore mais en perdant de plus en plus leur intérêt au fil du récit pour des raisons variées).

Evidemment il y a inévitablement des rôles qui nous laisseront un peu plus sur la touche que d’autres : personnellement je pense surtout à Ouhon avec qui j’ai du mal. Il a beau avoir de la carrure en tant que chef d’unité et des origines justifiant son caractère hautain et renfermé envers les classes sociales inférieurs, j’ai toujours pas réussi à digérer sa réplique particulièrement orgueilleuse et détestable sorti lors de la deuxième campagne du manga contre Wei comme me fout en rogne :


Être bien né, c’est aussi un talent.

... je ferais pas de commentaire, je risque de devenir très vulgaire sinon.


Enfin bref, un peu con quand à côté les discours de guerre sont capable d'être aussi intense et puissant que ceux de William Wallace dans Braveheart ou d'Al Pacino dans L'Enfer du Dimanche, ou encore d'Aragorn dans Le Seigneur des anneaux : le retour du roi.


J’ose le dire : Kingdom est tout simplement lunaire, preuve écrite et dessiné que Berserk n’a pas à se tailler seul la part du lion et une preuve qu’on peut partir d’un postulat basique et le sublimer par le dessin, l’écriture, les personnages et un don de conteur hors-norme. A l’heure actuelle 62 tomes sont déjà sortis en France et je dirais qu’on est rendu aux 2/3 environs de l’œuvre, de quoi continuer à alimenter des péripéties fortes avec un univers et un royaume aussi démesuré et large. Hara a toute les cartes en main, on attend de voir quels seront les prochains exploits de l’unité Hi Shin, de son leader, du souverain de Qin et surtout du mangaka qui tient la plume.

Maxime_T__Freslon
9

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le 2 juil. 2022

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