Ultra Heaven
8.2
Ultra Heaven

Manga de Keiichi Koike (2001)

Ce Paradis que nous n'atteindrons jamais

Après que tant et tant de rédacteurs de critiques, pour une œuvre ou pour une autre, à commencer par la moindre d'entre elles, en soient venus à nous jurer qu’il n’était pas question d’une lecture, mais d’une expérience, la formule ne vaut aujourd’hui plus que l’encre à partir de laquelle elle aura été rédigée. C’en est même devenu un slogan, si bien qu’à trop galvauder sa signification, celui-ci ne veut plus rien dire. Et pourtant, s’il y avait une œuvre – une seule – dont on puisse dire qu’elle est une expérience, qu’on ne peut s’y éprouver que du fait d’une approche échappant à toutes les conventions, ce serait Ultra Heaven.


C’est une expérience comme peut l’être le fait de s’essayer à quelques drogues ; sujet dont il sera ici abondamment question, au point peut-être de constituer le cœur nucléaire de ce qu’on nous rapporte en ces pages. Ou plutôt est-ce le partage de l’expérience d’une vie : celle de son auteur. De son propre aveu, Keiichi Koike admettra s’être essayé à tout ce que la chimie pouvait engendrer de plus improbable dans un esprit qu’on aurait fait cuire à feu doux. S’il est à la portée du premier venu de s’imbiber de psychotropes, relater l’expérience qui en découle tient de l’art d’un virtuose. Au-delà de la logique et de tout ce qui a trait à la cohérence, il faut savoir extérioriser non pas une vision, mais une sensation ; quelque chose qui ne saurait être décrit par les mots et qui, ici, aura été illustré comme nulle part ailleurs. La drogue ? Renoncez-y. Non pas pour préserver votre santé – croyez bien que je m’en fous – mais parce qu’avec un tome d’Ultra Heaven en main, vous pourrez profiter de l’ivresse sans même avoir à tremper les lèvres dans le moindre flacon. Bien des artistes se seront essayés à nous rapporter le rendu d’une expérience psychédélique à l’écran ou bien en musique, mais personne n’aura même effleuré l’acuité dont fit preuve Keiichi Koike avec Ultra Heaven. Moebius lui-même – dont Koike s’est copieusement inspiré pour aiguiser son trait – l’aura consacré comme un grand du dessin. Il encensait alors un réprouvé des maisons d’édition dans un Japon où un gramme d’herbe peut vous valoir dix années de prison ponctuées d’une mort sociale affligeante. Hideki Taniuchi, compositeur émérite de la somptueuse bande-son de la version animée de Death Note ou encore de Kaiji en sait quelque chose. Je vous parle d’un pays tellement strict sur sa législation anti-drogue que même le réactionnaire de première bourre que je suis trouve ça exagéré. Oui, décidément, Keiichi Koike est sans doute le seul artiste drogué dont on pourra dire de lui avec admiration qu’il est bien méritant.


En absolu marginal, Keiichi Koike nous gratifie de ses créations quand cela lui chante, échappant aux canons étriqués du monde de l’édition de mangas au Japon. On peut avoir la qualité ou la quantité, et c’est encore pour cette raison que vous n’aurez que trois volumes d’Ultra Heaven à vous mettre sous la dent. Le quatrième, nous n’en verrons vraisemblablement jamais la couleur après vingt ans de hiatus ; mais un artiste accompli comme peut l’être le présent auteur ne saurait travailler avec un fusil éditorial braqué contre sa nuque au risque de se compromettre et d’annihiler son art. Combien de mangakas ; combien d’artistes véritables auront bradé leur talent et créativité pour se conformer à des délais de publication insoutenables ? L’expérience prouve pourtant que, quand il s’en trouve pour s’en émanciper, le résultat est souvent délectable à souhait.


Méritant, Keiichi Koike l’est plus encore qu’on le croit alors qu’il travaille sans assistant, ne devant ses compositions qu’à son seul trait, celui d’un artiste pour qui le manga n’est pas le produit d’une industrie où l’on usine les planches à la chaîne. Cela méritait d’être mentionné alors que les plus dubitatifs peineront à croire que tant de splendeurs graphiques puissent être le fait que d’un seul homme.


Le récit d’Ultra Heaven ? Il existe, mais il faudra vous torturer pour le suivre sans le perdre. Non pas que le scénario soit excessivement complexe, mais la confusion qui sera savamment entretenue pour ne plus nous permettre de distinguer le réel des divagations chimiques vous perdront pour que vous puissiez mieux vous y retrouver. L’expérience Ultra Heaven est si réussie que vous trouverez le moyen d’éprouver l’anxiété des drogués qui, à trop avoir croqué dans des champignons douteux, ne parviennent plus à distinguer leurs hallucinations du monde réel ; comme si les deux s’étaient confondus pour donner forme à un nouveau plan existentiel dont on ne peut revenir que le meilleur de chaque.


Pour ne rien arranger à notre perception de la réalité, c’est un monde de science-fiction qui se dessine devant nous. En ce monde qui ne nous paraît pas si lointain tant il est crédible dans ce qu’il présente, l’usage de drogues récréatives est légalisé au Japon et cela, au point où en faire la réclame est parfaitement admis. Chaque drogue procure sa propre sensation, comme par exemple le sentiment d’être immergé dans onsen durant des heures. Elles sont si banalisées ces drogues de synthèse qu’elles se sont quelque part substituées à l’alcool, en attestent les « Pump Bar » où celles-ci sont écoulées. Manipuler les sentiments humains en bouleversant la chimie organique n’est finalement plus que l’affaire de concoctions et de dosages.


Chaque expérience nous sera relatée dans ce qu’elle a de plus graphique. Outre la maestria d’un dessin où chaque détail est une délicatesse pour le regard, les simples concepts, les idées derrière l’orchestration des expériences artificielles semblent outrepasser les limites de l’improbable. Ultra Heaven, en soi, est une drogue qui stimule la créativité alors qu’elle offre à son lecteur de nouveaux paradigmes graphiques jusque là insoupçonnés. C’en est si nouveau pour nos prunelles salies par la médiocrité d’un spectacle commun qu’on a le sentiment de découvrir une nouvelle couleur.


Le paneling – à savoir la manière dont seront agencées les planches – contribue pour beaucoup au renforcement de l’emprise qu’aura sur nous cette expérience psychédélique de haute-volée. Loin de la construction classique de pages aux cases bien rectangulaires, celles-ci, distordues comme nulle part ailleurs, soulignent mieux que jamais les enjeux de cette épreuve graphique qui s’offre autant au regard qu’à l’esprit. Il en faut du génie pour bouleverser des acquis éditoriaux aussi fermement ancrés dans la construction d’un récit afin qu’il résulte quelque chose de grand. Tezuka, le temps de Phénix, s’était lui aussi essayé avec brio à ré-imaginer et redessiner le paneling en quelques occasions. Mais l’occasion, ici, s’étale sur trois volumes durant.


L’horreur optique se conjugue alors aisément à la volupté et on ne peut que savourer chaque esquisse où un savant delirium s’accomplit en trouvant le moyen de se renouveler d’une page à l’autre. Ultra Heaven n’est finalement pas une expérience, mais une multiplicité d’expériences toutes plus inconcevables pour l’esprit les unes que les autres.


Outre les expériences visuelles confondantes, le dessin des personnages rappellera le style de Satoshi Kon ou bien Katsuhiro Otomo. Des styles que d’aucuns trouveront datés pour 2002 mais dont la survivance ici m’apparaissent comme un baume appliqué sur l’âme. C’est détaillé, ça ne cède à aucune mignardise dans le style et ça ne se prête ainsi que mieux aux incongruités chimiques dont on nous rapporte les splendides symptômes s’illustrant chacun dans un différent registre.


C’est une frustration de tous les instants qui se rappelle à moi à chaque ligne que je peux écrire que d’essayer de décrire Ultra Heaven. Voudrais-je vous persuader de goûter au plus somptueux des plats que même le verbe le mieux léché ne suffirait pas à rapporter ne serait-ce que le millième de sa saveur. Précisément parce qu’Ultra Heaven est une œuvre qui s’expérimente en premier lieu sur le plan visuel, il est malaisé de persuader qui que ce soit à s’y adonner de par le seul usage des mots. Je vous parle après tout d’un manga dont les phases opiacées sont si spectaculaires sur le plan graphique qu’on jurerait voir de la couleur scintiller au beau milieu de dessins en noir et blanc.


Les personnages sont attachants, là encore, l’emprise de Satoshi Kon est Katsuhiro Otomo s’exerce outre le dessin. Ils sont assez crus dans leur genre. Qu’on se le dise, ça n’est pas de la Princesse de Clèves dont il sera ici question, rien qu’une basse humanité crasseuse et néanmoins charmante du fait que les personnages soient bien écrits. Un minable vaut mieux qu’un preux quand une plume en or dessine ses contours.


Ultra Heaven enrobe ses expérimentations d’un scénario prenant et d’un univers qui se construit prudemment, de manière allusive, afin de ne pas nous être forcé en travers de la gorge. Que ce soit l’originalité de l’œuvre, sa scénographie exquise, la maîtrise de sa narration ou encore l’écriture, il ne se trouve pas un point noir sur le tableau coloré qu’on nous offre ici. On ne saurait en espérer moins d’un auteur adoubé par Moebius en personne.


Un sens du mystique larvé s’agrège à la chimie concentrée suite à l’introduction des amplificateurs, autres paradis artificiels, précurseurs de la réalité augmentée. De là, le sens des perceptions coutumières nous échappe autant qu’à Kabu, la lecture nous apparaît comme une longue hallucination qui nous bascule d’une folie de l’esprit à une autre sans plus qu’on puisse distinguer le réalisme de l’onirique. Jamais votre sens de la paranoïa n’aura été exacerbé jusqu’à ces latitudes alors que vous vous surprendrez à partager les divagations cauchemardesques qu’éprouvera Kabu. En levant le nez d’un tome de Ultra Heaven, la réalité ne s’impose pas à nouveau à nous comme si elle allait de soi. Comme après avoir tourné sur soi-même au beau milieu d’une forêt, vous ne pourrez qu’être perdu dans le paysage qui s’offre à vous sans pour autant jamais vous arrêter de progresser. Ultra Heaven vous fait perdre l’équilibre de par la seule intensité de sa lecture, mais c’est à plat ventre que vous l’achèverez, renversé que vous serez par les monstrueux mirages venus semer le trouble dans votre esprit.


Les plus rétifs douteront qu’une œuvre, de par ses seuls attributs visuels, puisse suggérer de pareils sentiments chez un être humain. Qu’ils tentent l’expérience, car c’est en étant parfaitement confiant que je leur annonce que leur système nerveux à eux non plus ne pourra pas échapper aux griffes de la paranoïa et de la folie douce venue se saisir de nous. Non, ce n’est pas exagérer de dire d’Ultra Heaven qu’il est une expérience.


Car pour ne rien arranger et ainsi mieux nous ravir sur le fil d’une lecture qui nous perd pour mieux nous plaire, les hallucinations, déjà enchevêtrées les unes dans les autres, trouveront prise sur la réalité pour s’émanciper du seul royaume des songes. La réalité et la représentation que l’on peut avoir de la réalité sont deux concepts bien distincts l’un de l’autre. Altérer la perception que l’on en a, c’est altérer la réalité. La science-fiction s’accomplit ici à dessein en nous présentant cette idée tout en l’exploitant divinement. Ultra Heaven n’est pas qu’une expérience de vision fantasmagorique à même de tromper l’œil et l’esprit, c’est aussi une œuvre de science-fiction accomplie et fascinante.


Chacun des trois volumes offre une occasion de décliner le psychédélisme pour s’inscrire dans une variété à part. La confusion se conjugue au pluriel alors qu’on nous perd par plusieurs chemins à la fois. C’en est simplement brillant.


Le dernier tome en date est sorti il y a de ça douze ans à compter de l'instant où j'écris cette critique. Si l’on considère que Keiichi Koike n’est pas le genre d’homme à s’embarrasser de contraintes éditoriales, ne publiant qu’au gré de ce que lui commande son sens créatif, la possibilité qu’Ultra Heaven ne soit jamais conclu est largement envisageable. L’auteur n’a qu’une petite soixantaine d’années à l’heure où j’écris cette critique, mais le doute est permis quant à la parution d’un éventuel nouveau tome. Dessiner seul et insuffler une telle puissance dans chaque page doit en effet puiser dans l’énergie vitale de qui s’essaye à pareil exercice. Ce n’est pas quelque chose qu’on accomplit aussi facilement à soixante ans qu’au début de sa quarantaine. Et puis… il y a aussi quelques faisceaux d’indices qui pointent une aboulie créative :

« En 2018, Koike rédige le scénario du clip de la musique Paradis d'Orelsan. » Peut-on lire dans la presse.


Assurément, au regard de ce dernier haut-fait, Keiichi Koike est parti trop loin pour un jour nous revenir. Il s’est perdu là où on ne se retrouve jamais, car à frayer avec la vilaine plèbe mésartistique, on ne peut que se compromettre à son contact. Je resterai accroché à son bon souvenir cependant, celui se dispensant à peine en trois tomes. Trois tomes copieusement garnis d’un génie créatif mêlé à une encre judicieusement appliquée sur le papier. Après tout, la finalité du périple auquel nous fûmes exposé n’était pas le propos de la lecture tant les étapes qui mènent à cette fin qui ne viendra jamais chamboulent et ébranlent le lecteur au point de ne plus savoir où il en est. Alors, perdu pour perdu, autant que ce soit avec une perspective infinie ; une perspective ouverte par une œuvre sans doute vouée à être inachevée.

Josselin-B
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le 13 oct. 2023

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Josselin Bigaut

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