Dead Slow Ahead
6.7
Dead Slow Ahead

Documentaire de Mauro Herce (2015)

Oliver Laxe déclarait, à propos de son récent Mimosas (2016), avoir eu quelques mésententes avec son chef opérateur, ce dernier étant fasciné par la quête de la « belle » image, alors que le cinéaste souhaitait privilégier une atmosphère, une sincérité d’intention qui ne succombe pas aux sirènes du formalisme. Avec l’étrange Dead Slow Ahead, ce même chef opérateur, Mauro Herce, passe pour la première fois à la mise en scène, non sans perpétuer ses apparentes préoccupations. De fait, son film, expérience de cinéma hors normes et assumant crânement ses partis pris, n’est pas sans se complaire un peu trop dans sa recherche de perfection esthétique.


Se glissant a priori dans ce type de démarche très vague estampillée « documentaire », Dead Slow Ahead s’assimilerait davantage à une sorte d’installation, d’essai expérimental, qui prend corps au sein d’un immense bâtiment de transport maritime, peuplé de figures qui n’ont quasiment plus d’humaines que le nom. Le récit épouse le rythme lancinant du cargo, en progression si peu marquée - « dead slow ahead » n’est autre que la vitesse la plus lente en marche avant pour un navire - dans un espace à ce point immense, qu’il semble frappé d’inanité, objet pesant et littéralement à la dérive dans un néant sans début ni fin. Ce faisant, Dead Slow Ahead donne une vision assez juste de ce que pourrait être l’enfer - un enfer de fer, un enfer sur mer -, autrement dit un monde autarcique et sans horizon, fait de chaleur et d’acier, de nuit et d’éclairs aveuglants, se nourrissant des âmes condamnées à perpétuer son développement implacable, immuable.


Perdue entre les parois métalliques et les gerbes de lumière électrique, la figure humaine n’y est pas tant dissoute qu’écrasée, reléguée à une simple fonction, à la fois rouage et jointure d’un système, improbable symptôme du vivant dans un monde de mécanisme et de désolation. La puissance d’évocation du film n’est d’ailleurs pas sans opérer, précisément sur ce point, un singulier renversement : si l’humain se trouve frappé d’une forme de désaffection généralisée, le navire s’anime, de son côté, d’une vie propre - machine certes, mais monstre aussi, c’est-à-dire organisme autonome, avec son dédale d’artères insondables, son pouls et ses borborygmes effrayants, comme surgis de ténèbres immémoriales. Il ne serait pas absurde de voir en ce poème de métal hurlant qu’est Dead Slow Ahead un renversement du réel par lui-même, s’accomplissant dans un fascinant double programme où se côtoie l’horrifique et le fantastique, à ceci près que les visions qui le peuplent peinent finalement à s’imprimer sur la rétine, faute de substance pour les soutenir.


À trop jouer avec assurance la carte de la sidération plastique, Mauro Herce se trouve pris à son propre jeu, et la proposition ne tient qu’un temps. Dead Slow Ahead apparaît comme la preuve vivante qu’une image léchée - ici riche de tonalités contraires aux effets stupéfiants, rouge et vert dominants au sein du navire, noir profond et gris nuancé s’emparant de la mer et du ciel -, et qu’un son immersif jusqu’à l’hypnose - à base de crissements sourds, métalliques et lancinants -, ne suffisent pas à créer une atmosphère pleine et entière. De fait, c’est un film qui sans cesse cours, de manière paradoxale, après cette ambiance voulue fascinante qu’il entend asséner à chaque seconde : trop souvent manque un visage, un regard, un geste, un souffle, un travail de liaison ou de mouvement interne aux cadres, qui aille au-delà de l’enveloppe un brin mystificatrice. Trop souvent, aussi, manque un regard du cinéaste sur ses semblables qui ne soit autre que simplement utilitaire.


Quand, dans la dernière ligne droite du récit, Mauro Herce daigne s’attarder sur les marins, leur visage indéchiffrable et leurs regards perdus, quelque chose enfin semble s’animer, quelques fugitifs et puissants remous éclatent les coutures de cet objet fascinant mais trop lustré, et le récit s’empreint alors d’une dimension tragique. Mais le cinéaste prend soin de garder ses distances : les seuls moments aptes à susciter le pathos - des conversations téléphoniques entre les membres de l’équipage et leur famille - sont traités avec un refus total d’effusion lyrique, sur le mode de l’absence. Ne subsistent à l’écran que des voix, de placides paroles hantant les lieux vides du bâtiment, échos lointains et fantomatiques d’un manque qui, à force d’être subi et prolongé par une distance toujours plus infranchissable, engourdit les affects. Cette disjonction de l’image et du son, en nous privant de la vision des corps parlants, ne dit que cela : chaque membre d’équipage constitue autant d’âme errante coincée dans un lieu impossible, une sorte de nulle part - plus tout à fait ici, mais pas non plus là-bas, là où il voudrait être, auprès des siens. La propension du cinéaste à épuiser l’idée au fil d’une séquence s’étirant plus que de raison reste cependant caractéristique d’un projet où les intentions s'imposent, mais où l’émotion peine à poindre.

CableHogue
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le 24 sept. 2016

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