Dead Slow Ahead
6.7
Dead Slow Ahead

Documentaire de Mauro Herce (2015)

Avant d’interroger notre rapport au réel, le cinéma est d’abord et avant tout une invitation au virtuel, qu’il soit fiction ou documentaire. Puisque la démarche d’un cinéaste relève essentiellement de l’artifice, de l’écriture du scénario à l’étape du montage en passant par les choix de cadrages, on ne peut cantonner le documentariste à un simple rôle de collecteur d’images pour mieux les superposer à une voix-off récitant des informations statistiques, démarche chère à Yann-Arthus Bertrand. Non, ce qui différencie le reportage journalistique du documentaire, c’est bien la perception du réel que propose son auteur, son regard sur le sujet qu’il filme, non dénué d’esthétisme et d’implicite. Il peut alors parfois devenir difficile d’établir une distinction entre documentaire et cinéma expérimental : une frontière que Mauro Herce brouille volontairement pour mieux rendre compte des conditions de vie qu’il décrit dans son premier long-métrage « Dead Slow Ahead ».


Toute sa mise en scène est ainsi basée sur le statisme et une sensation de vide vertigineuse, ce qui est plutôt paradoxal pour une introspection sur un cargo de matières premières. Le documentariste propose un film sur des conditions de travail particulières, de longs mois passés dans la solitude imprégnant jusqu’à l’orteil pour des asiatiques qui y voient probablement une geôle rémunérée leur permettant de nourrir leur famille. La caméra balaye le pont, les tortueux et labyrinthiques couloirs amenant aux cabines, à la salle à manger… Sans presque croiser âme qui vive. De la salle des machines à l’effervescence sonore au fond de cale immense partiellement inondé durant la traversée, que les techniciens se doivent de nettoyer laborieusement, l’espace devient rapidement pour le spectateur une présence familière, tellement terrifiante d’impersonnalité organique qu’on croirait y voir les décors d’un « Brazil » ou d’un « Eraserhead ». Passant ensuite à de longs plans de l’océan et des côtes vues depuis le monstre de tôle, Mauro Herce persiste et signe ses intentions, celle de proposer le portrait d’un lieu de travail proprement inhabité, et pourtant en quasi-parfait état de fonctionnement.


Dès lors, chaque apparition d’être humain dans le champ de la caméra revête des atours fantomatiques : il y a bien un homme pour tenir la barre, d’autres pour charger le cargo en pleine nuit dans une zone industrialo-portuaire, d’autres enfin pour participer à une soirée karaoké sous les néons dans un salon commun, mais au regard des visages pétrifiés d’inexpression, des maladroites et désarticulés danses entre hommes, il n’y en a aucun pour éprouver et attester son existence. Le constat est d’autant plus terrifiant lorsqu’on s’imagine leurs vies en dehors du travail, toutes aussi nourries d’affects que n’importe quelle autre, mais mises entre parenthèses pour un tour du monde dont ils ne connaissent même pas la destination. Dans sa froideur formelle comme dans sa signification, le documentaire évoque alors l’expérience visuelle indescriptible de Godfrey Reggio « Koyaanisqatsi ». Les dernières scènes y retournent tout autant le couteau dans la plaie, proposant la bande sonore d’appels téléphoniques : soumis à un réseau instables, les voix parlent dans le vide, exposent des banalités à leurs proches, qu’ils entendent mal, suggérant pour l’un d’eux qu’il sera « peut-être rentré pour la naissance du bébé », mais rien n’est sûr.


S’affirme alors péniblement et dans la douleur l’envers du décor de la mondialisation néo-libérale : des individualités broyées par une vacuité irréductible, des conditions de travail où la déshumanisation a atteint un point de non-retour. Avare en informations brutes, un peu longuet dans sa démonstration mutique du néant, « Dead Slow Ahead » n’en reste pas moins une plongée hallucinatoire dans un univers qui a tout de distopique. A l’apparition du générique, le plus écrasant des faits reste finalement que ce grand théâtre sans acteurs est bien réel.


Voir ma critique de "Koyaanisqatsi" : http://www.senscritique.com/film/Koyaanisqatsi/critique/39143775

Créée

le 10 nov. 2016

Critique lue 384 fois

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Marius Jouanny

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