On sait depuis The Virgin Suicides, au moins, à quel point il est compliqué d'être une jeune fille en fleur. De vivre de son rapport avec sa mère, de voir poindre les premiers hommes de sa vie. C'est la triade classique, celle qui nourrit les fantasmes à défaut de nourrir le féminisme, celle qui régit aussi la vie d'India, crypto-gothique de dix-huit ans, laissée à fleur de peau suite à la mort de son père le jour de son anniversaire. Une mère distante, qui la traite peut-être déjà trop comme une femme. Et surtout un oncle mystérieux, un éternel voyageur, un baroudeur, qui s'installe chez elle, et trouble ses premiers émois.

Et derrière cette mécanique triangulaire, éculée mais toujours aussi efficace, Stoker multiplie les illusions. La stratégie de Wentworth Miller est celle du miroitement perpétuel, faisant tout d'abord entrevoir une histoire de frustration sentimentale, il fait ensuite rêver de revenants, de vampires, de fantastique et d'allégories avant de tracer un cercle quasi-parfait, qui ramènent toutes les supputations et autres théories à leur point de départ. Symboliquement, Stoker, multiplie les fausses pistes, à commencer par son titre, dont on attendra vainement la justification littéraire et la référence à son principale aïeul, Bram, auteur entre autres de Dracula.

Il y a pourtant un peu de Bram Stoker, un peu de la mue de Lucy, de la sensiblerie de Miss Betty ou de Lady Athlyne. Et puis il y a cet oncle, dont les zones d'ombre pourraient être comblées, tout en rêverie, par les confessions exotiques de La Dame Au Linceul. Le nom de l'héroïne, India, n'est pas plus innocent: pourrait-il y avoir moins attirant pour son globe-trotteur d'oncle? Pourtant, si Stoker convie suffisamment de littérature pour ouvrir des portes inespérées, sa forme circulaire est aussi stérile que ses divagations. En ramenant le spectateur au point zéro, Wentworth Miller laisse surtout place à l'intense frustration. D'autant plus intense que Stoker n'est pas qu'une affaire de narration, mais aussi de sensations.

Il vaut mieux dès lors s'imaginer une pyramide, pour comprendre la hiérarchie que Stoker met en place. Profondément ancré dans son scénario solide mais trop classique, Park Chan-Wook déploie une sidérante inventivité, chaque scène supplantant formellement la précédente. Les images et les sons se déploient, une veillée funèbre devient une intense nébuleuse de corps et de voix, un morceau de piano, joué à quatre mains, pourtant si familier et si proche, est filmé comme jamais auparavant. L'héroïne tournoie sur elle-même, passant du dernier au premier plan, et quitte littéralement le cadre lorsqu'elle essaie sa première paire de talons, devenue trop grande pour un plan fixe. Les couleurs pastels se mélangent, et la respiration d'India se réverbèrent dans la courbure d'un verre de vin. Au sommet, la chevelure d'Evie, la mère d'India, se mue en herbe folles dans laquelle sa fille fait l'expérience de la cruauté contrôlée.

Cette explosion de sublime, convoquant aussi bien le magique et le poétique que l'horrible, Park Chan-Wook la provoque en dérapage incontrôlé. Parfois visuellement en roue libre, Stoker est d'autant plus poseur qu'il ne tape jamais à côté, mais toujours juste. Seulement à prendre tant d'ampleur, le long-métrage ne fait qu'accentuer ses propres dissensions entre forme et fond, les deux semblant venir de deux mondes parfaitement opposés. D'un côté terrien, littéraire et cérébral, Stoker se laisse aller et s'oublie presque, tant la mise en scène du cinéaste coréen l'élève. Un oxymore gagnant néanmoins, le divertissement étant plus qu'efficace et bien porté par son casting impeccable, mais déstabilisant: Stoker est de ces films qui vous donne l'impression qu'un esprit trop pragmatique s'est encastré dans un corps trop souple.
ClémentRL
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le 29 mai 2013

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