The House That Jack Built est bien plus qu'une comédie macabre, c'est une pépite d'or brut pour tous les amateurs du cinéma de Lars Von Trier; le testament cynique d'un cinéaste précieux, irremplaçable.


Reprenant certains des thèmes récurrents de l'irrévérencieux danois, le film dresse une rétrospective intime sur l'essence de son oeuvre, propose des pistes de réflexion sur une des obsessions majeures qui hantent sa filmographie (questionnement bien-mal, dieu-diable, paradis-enfer) et ressort comme l'aboutissement, sinon le point d'orgue de sa grande partition cinématographique.
Se visualisant presque comme un "gore porn", la structure de THTJB est volontairement assez proche de celle de son précédent long, Nymphomaniac; on retrouve les mêmes tics de réalisation (narration sous forme de dialogue, références artistiques, humour noir, comparaisons analogiques, fausses digressions), dont Von Trier s'amuse cette fois à se moquer en y apposant une autodérision cinglante, par le dénigrement récurrent de Jack (qui est une personnification de Lars), la critique de la pertinence des métaphores utilisées, le désintérêt manifeste de Verge vis-à-vis du discours raconté, et la mise en doute du bien-fondé de la sélection des épisodes choisis.


On dit que le diable est dans les détails; ici, c'est dans les détails qu'on observe la sagacité diabolique de Von Trier et toute l'étendue de sa minutie d'esthète.


/SPOILERS/
Voici donc 6 détails qui n'en sont pas:


1) Ce n'est pas anodin que la première arme du crime (un vérin de véhicule, ou "jack" en anglais) porte le nom du personnage principal, puisque Jack semble comme prédestiné au crime: il ne fait donc qu'embrasser son sinistre destin, d'abord timidement, presque maladroitement, puis avec davantage de hardiesse et de dextérité. L'évolution de ses meurtres est de fait présentée comme un parcours libérateur, voire un processus de guérison vis-à-vis de ses phobies maniaques et de ses TOC; Jack a même l'audace d'y voir une prétention au sublime, au divin (intervention miraculeuse de la pluie torrentielle pour couvrir ses traces, créativité comparée à Glenn Gould, répétition de la phrase "art is divine").
On a donc bien affaire aux aventures sanguinaires d'un "héro alternatif", pour reprendre le terme utilisé dans le film, tel que ceux présentés à la fin (les icônes du mal absolu que Jack associe à l'art extravagant); et dans cette sorte de contre-épopée, Lars exploite le négatif du schéma des héros traditionnels.


2) La première analogie utilisée (les cathédrales) souligne d'emblée l'importance du "choice of material" pour la construction d'un bâtiment d'une grande ampleur architecturale, ce qui introduit le fil rouge du film: quel sera le bon matériau à utiliser pour la maison de Jack? Car étant donné la nature déviante de cet ingénieur/architecte, on peut se douter que sa cathédrale à lui aura une aspiration diabolique et non pas divine, et que le seul matériau qui lui conviendra sera nécessairement sordide.
C'est en cela que la comparaison entre Lars et Jack est la plus évidente: tout comme son personnage, le cinéaste utilise la chair à la fois comme inspiration et comme outil pour son art, puisque son cinéma ausculte la profondeur des tares humaines, et le fait avec un maniérisme affiché, un souci perfectionniste indéniable, en s'émancipant de la morale. Qu'on ne s'y trompe pas: le véritable Mr Sophistication, c'est bien Lars Von Trier.


3) Choix très judicieux, la psychopathie de Jack se dévoile en crescendo (à l'image d'une fleur qui s'ouvrirait au fur et à mesure que le film progresse), depuis le premier épisode où le personnage d'Uma Thurman vient butiner des tendances névrosées encore dissimulées sous la surface (en titillant sans relâche sa susceptibilité) jusqu'à l'éclosion totale et désinhibée de "la fleur du mal" dans le dernier chapitre, complètement luciférien. D'ailleurs, difficile de ne pas faire le rapprochement avec Baudelaire tant l'idéologie de Jack s'impose comme une ode à la beauté du pourrissement.


4) La force de THTJB réside pour moi dans son puissant caractère comique; ironiquement, c'est sans doute un des films les plus délibérément drôlatiques de Von Trier. Le spectateur a droit à certaines répliques d'un humour particulièrement grinçant ("I know it's not an ideal situation, but don't die on me guys ok?") qui atteint son paroxysme lors de l'épisode familial, dans l'acmé de ses fantasmes machiavéliques ("-So you found yourself a family? -Yeah that's also the way i like to see it", "This was supposed to be an enjoyable picnic", "This has been a good day, an excellent day", "Picnic is over you can go ahead, i can take care of the kids", ou encore le cruellement inoubliable "Grumpy was grumpy no more").


5) Le rapprochement que fait Jack entre ses meurtres et la chasse permet d'exacerber le manque d'empathie d'un psychopathe percevant les Hommes comme du gibier. On voit ainsi les instincts de chasseur de Jack se déployer de façon de plus en plus assumée au point d’annihiler ses efforts pour paraître normal: les articles découpés dans le journal local (trophées de chasse) viennent peu à peu recouvrir les photos d'émotions humaines placardées sur le mur de sa chambre.
Comme à son habitude, Von Trier dresse donc un portrait réaliste de la pathologie qu'il décrit (les connaisseurs en psychiatrie savent peut-être que Jeffrey Dahmer, célèbre serial killer américain, avait entrepris de construire un autel en son propre honneur avec les os de ses victimes) tout en tentant d'éviter les écueils de la psychologie de comptoir (Jack prétend lui-même haïr les diagnostics).


6) La dernière image du film (le négatif de l'enfer) est pour moi la plus forte, puisqu'elle revient sur la séparation lumière-obscurité, placée au cœur du film: depuis le discours de Jack sur "la vraie nature démoniaque de la lumière" jusqu'à l'analogie du réverbère pour qualifier son addiction, Jack n'a fait qu'inverser les notions de bien et de mal (sa lumière à lui, c'est l'obscurité). On peut même y voir une sorte de "happy end inversé", puisque Jack a toujours eu l'envie irrépressible de "passer de l'autre côté de la porte": aller toujours plus loin, plus profond dans les abîmes du vice.


A la suite des propos controversés que le réalisateur avait tenus à Cannes en 2011 lors de la promotion de Melancholia (sur le fait qu'il "comprenait Hitler, l'homme"), il semble impossible de ne pas voir dans ce film une adresse très Von-Triesque à ses détracteurs, une ultime forme de provocation: "I repent nothing", réplique entonnée par Jack, sonne même comme une réponse directe vis-à-vis de la polémique.
Ainsi, THTJB permet à Lars de tirer sa révérence avec toute l'insolence qui le caractérise, et d'expliciter du même coup sa démarche en tant qu'artiste: n'en déplaise aux mauvaises langues, son art puise sa source dans la médiocrité humaine, puisqu'il s'est toujours efforcé avec ses films d'explorer la laide noirceur de l'âme. En tant qu'il puise plus profondément et minutieusement que jamais dans l'abysse de la perversité, THTJB apparait dès lors comme un vrai travail d'orfèvre, le trophée sanglant d'une œuvre cinématographique lumineusement sombre, obscurément flamboyante.

Marraine
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le 20 oct. 2018

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